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Critique ・L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge au Théâtre du Soleil

Oct 10, 2013 | Aucun commentaire sur Critique ・L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge au Théâtre du Soleil

ƒƒƒ Critique Denis Sanglard

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©Michèle Laurent

Sortir d’une création épuisé, étrillé, gorge nouée, les yeux grands ouverts, embués, et se murmurer que nous avons sans nul assisté à quelque chose d‘infiniment précieux et rare. Pas un beau, un grand spectacle, non. Mais à un événement d‘une richesse inouïe, d’une force et d’une évocation terrible qui vous bouscule sans ménagement, laisse des traces s’avérant indélébiles… Sortir de cette expérience avec une émotion qui près de huit heure durant – mais qu’importe ici le temps – vous mord, vous déchire… et accepter cette douleur. Comprendre que ce qui se jouait ce soir là puise sa source aux origines du théâtre même: mémoire et politique – au sens premier, celui des affaires de la cité – soit réappropriation de son destin.

Théâtre du Soleil / Phare Ponleu Selpak

En 1985 Le Théâtre du Soleil créait « L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk  roi du Cambodge », mise en scène  par Ariane Mnouchkine, sur un texte d’Hélène Cixous. Vasque fresque, épopée du peuple cambodgien à travers celui qui l’incarnait encore, le roi Norodom Sihanouk. De l’indépendance du pays en mille neuf cent cinquante cinq jusqu’à la victoire des khmers rouges en mille neuf cent soixante quinze et s’achevant par l’entrée des vietnamiens pour libérer/occuper le Cambodge en mille neuf cent soixante dix neuf. Une création fleuve menée dans l’urgence pour témoigner de l’ Histoire d’ un pays massacré par les puissances impérialistes occidentales puis asiatiques, ravagé par un génocide intestin, une folie meurtrière qui laissa un pays exsangue, un roi en exil. À l’une de ses représentations assiste une jeune chercheuse américaine, Ashley Thompson qui, bouleversée, décide de se consacrer au Cambodge. Devenue linguiste anthropologue, khmérologue, et après vingt années passées auprès des cambodgiens, elle décide qu’il est  temps pour eux de se réapproprier leur histoire passée sous silence. Lorsque se met en place « les ateliers de la mémoire » elle contacte naturellement Ariane Mnouchkine et Hélène Cixous. La première confie le projet à Georges Bigot qui fut lors de la création le roi Norodom Sihanouk et à Delphine Cottu comédienne du Soleil depuis mille neuf cent quatre vingt dix sept. Deux générations de la troupe sont donc réunies pour cette re-création en langue khmère avec une jeune troupe issue de l’ Ecole des Arts de Phare Ponleu Selpak de Batambang. Cette école tire son origine  d’ateliers de dessin pour enfants organisés en 1986 au Site 2, un camp de réfugiés à la frontière thaïlandaise pour répondre aux besoins des enfants cambodgiens traumatisés par la guerre et la vie en camps, se réapproprier et participer à la renaissance de la culture du Cambodge. Depuis s’est adjointe une troupe de cirque en mille neuf cent quatre vingt dix huit qui s’ouvre aux enfants abandonnés, déscolarisés, issus de milieux défavorisés. C’est aujourd’hui un des centres culturels les plus importants au Cambodge.

Au pas de charge

Ni Georges Bigot, ni Delphine Cottu n’ont tenté de recréer la mise en scène originelle. S’appuyant peut être sur celle-ci ils proposent un travail remarquable, une vision nouvelle aidée en cela par cette troupe d‘une richesse humaine bouleversante. C’est une mise en scène qui va  à l’essentiel, précise et tranchante, fluide et rapide. C’est fait avec trois fois rien, un rideau, un plateau vide. Seul luxe, un vélo ! Nul effet mais une sécheresse volontaire qui laisse au corps toute la marge nécessaire à son expression. Et quelle formidable énergie ! Quel enthousiasme on ressent chez ces jeunes acteurs qui s’emparent de cette fresque avec un sentiment phénoménal d’urgence. La plupart ignoraient leur Histoire mais ils la portaient en eux, incontestablement. Cela est évident. Les corps sont porteurs de mémoire. Et soudain la parole d’Hélène Cixous semble les avoir libérés de quelque chose enfouie au plus profond d‘eux. Il est passionnant de voir comment les protagonistes d’une histoire récente aussi tragique se frottent au point de vue « poétique » d’une auteure aussi engagée sur cette même histoire. Leur engagement est tel, leur conviction si forte que sans nul doute s’est opéré un vrai travail de reconstruction, une vision personnelle de cette épopée dont le cœur battant est le roi Norodom Sihanouk. Il fut le Cambodge dans toute la complexité de ses enjeux politiques. Celui-ci est incarné, habité même, par une jeune comédienne, haute comme trois pommes, mais d’une énergie hallucinante, une comédienne incroyable qui parcourt le plateau au pas de charge. Sans rien éluder des contradictions de son personnage, de ses ambiguïtés, de son humour et de ses colères. Sans se travestir outre mesure. Chacun des rôles est ainsi incarné avec une vérité confondante. Pol Pot, lui aussi incarné par une comédienne, est à frémir… Pourtant nul réalisme, nul psychologie. L’écriture acérée et précise d’Hélène Cixous ne le permet pas. Mieux encore, permet de l’éviter. Nous sommes dans la geste, l’épopée, la fresque. Les fantômes parlent aux vivants. C’est un vaste mouvement, une houle tantôt étale, tantôt furieuse, qui nous embarque, eux avec nous, dans un même élan. Et le bonheur – certains diront l’horreur – de ce spectacle c’est bien que nous entrons avec eux dans la pièce et basculons dans l’Histoire. On a beau s’ébrouer nous sommes happés malgré nous. Et soudain cette histoire devient universelle, une métaphore tragique de tous les peuples opprimés. Comment ne pas penser à la Syrie…Mais pour les comédiens qui sur ce plateau embrassent cette Histoire de leur pays à leurs yeux longtemps occultés  il y a un enjeu si fortement personnel et collectif à la fois que nous sommes renversés.

Il y a dans cette création un moment qui donne tout son sens à ce à quoi nous assistons. Au salut les trente comédiens entonnent leur hymne national. Et les digues crèvent. Oui, la salle pleure devant cette troupe radieuse. Je ne pense pas qu’il y a là du patriotisme, au sens idiot du terme, mais le bonheur absolu d’une identité retrouvée et pour quelques soirs partagée.

L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge
D’Hélène Cixous
Recréation en khmer d’après la mise en scène d’Ariane Mnouchkine(1985)
Mise en scène, Georges Bigot et Delphine Cottu
Direction historique et textuelle, Ashley Thompson
Traduction, Ang Chouléan
Avec, Chea Ravy, Chhit Chanpireak, Chhit Phearath, Horn Sophea, Houn Bonthoeun, Huoth Heang, Khuon Anann, Khuonthan Chamroeun, Mao Sy, Nov Srey Leab, Nut Sam Nang, Ong Phana, Pin Sreybo, Pov Thynitra, Preab Pouch, Sam Monny, Sam Sarry, San Marady, Sim Sophal, Sok Kring, Thorn Sovannkiry, Uk Kosal, Uk Sinat
Et les musiciens, Norng Chantha, Pho Bora, Pring Sopheara, Vath Chanda
Lumière, Georges Bigot, Olivier Petitgras
Costumes, Elisabeth Cerqueira, Marie Hélène Bouvet, d’après les costumes originaux
Masque, Erhard Stiefel
Interprète et surtitrage, Rotha Moeng
Décors et accessoires, Everest Canto de Montserra, Elena Antsiferova
Régie, Olivier Petitgras, Vincent Lefevre, assisté de Sam Sophia (2011) et Sonia Chauveau (2013)
Assistante mise en scène, Sophie Piollet, Caroline Panzera (2011) et Natacha Milosevic (2013)
Durée de chaque époque 3h30 avec entracte // Spectacle en khmer surtitré en français
Jusqu’au 26 octobre 2013
Du mercredi au vendredi à 19h30 : Première ou Deuxième Époque, en alternance | durée 3h30 entractes compris
(Première Époque : 3, 9, 11, 17, 23 et 25 octobre | Deuxième Époque : 4, 10, 16, 18 et 24 octobre)
le samedi (sauf le 26) à 15h et à 19h30 : Première et Deuxième Époque, à voir ensemble ou isolément
le dimanche (et le samedi 26 octobre) à 13h : intégrale | durée 8h entractes compris)

Théâtre du Soleil
Route du champs de manœuvre
75012 Paris
Réservations 01 43 74 24 08
www.theatre-du-soleil.fr
Festival d’automne à Paris
Réservations 01 53 45 17 17

Festival d’automne à Paris
Lyon, Célestin-théâtre de Lyon/Festival Sens Interdit du 28 au 30 octobre
Théâtre de Vénissieux le 8 novembre
Comédie de valence le 19 novembre
Théâtre national de Toulouse du 21 au 23 novembre

 

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