Critiques // Critique ・ Parole d’Onore d’Attilio Bolzoni et Marco Gambino, mise en scène Manuela Ruggiero

Critique ・ Parole d’Onore d’Attilio Bolzoni et Marco Gambino, mise en scène Manuela Ruggiero

Fév 13, 2014 | Aucun commentaire sur Critique ・ Parole d’Onore d’Attilio Bolzoni et Marco Gambino, mise en scène Manuela Ruggiero

Critique Anna Grahm

marco6

©Marco 6

La Mafia n’a pas de visage

La Mafia est Le personnage principal de ce spectacle. Mais comme personne n’ose se la représenter, c’est à un caméléon que la mise en scène va demander d’incarner cette invisibilité. Tour à tour journaliste d’investigation ou grand chef mafieux, le comédien italien Marco Gambino va nous faire découvrir les multiples faces cachées de cette nébuleuse. Avec son accent sicilien, il va restituer les paroles de ces hommes et nous faire entrer au cœur de leurs raisonnements. « Dans leurs discours tout est message ». La langue de ces hommes de parole ne parle jamais directement ni de leurs « affaires » ni des meurtres qui les accompagnent. Mais elle tricote autour de ce qui les a conduit à les perpétrer. « Tu n’es pas là parce que tu es toi mais parce que tu es lui » confiera l’un d’eux. Ces hommes-là ne semblent jamais ressembler à ce qu’ils sont vraiment. Ces hommes-là ne disent jamais ce qu’ils ont fait, se contentent d’obéir à la logique du clan. Et c’est d’une voix très pacifique qu’ils pratiquent l’euphémisme et peuvent lâcher « Tu nous as cherché, on ne t’a pas cherché, nous ». Logique meurtrière, subtilement inscrite dans la dialectique, logique de vendetta, ancrée dans la pensée de ces hommes, car nul ne peut y échapper, car pour tous, « la Cosa Nostra est dans la poussière du village ». À travers un seul, nous percevons la ramification des liens du clan, la virilité qui les relie, les codes auxquels ils adhèrent, « la considération » sous laquelle ils se rallient, qu’ils portent au-dessus d’eux comme un étendard de vertu. À travers un seul des leurs, on peut deviner ces embrassades, ces réunions d’affiliation, ces « banquets » qui les rassemblent, grâce aux témoignages de certains de ces repentis, c’est tout le cinéma de Coppola qui surgit. L’élite de ces criminels, qui ici tente de se justifier, se compose d’hommes en apparence charmants et qui sont de parfaite mauvaise foi. Ceux-là sont tous innocents, arguent en chœur que « s’il y a beaucoup de morts il n’y a jamais de témoin », expliquent que « payer le racket c’est simplement se mettre en règle » et arrivent à la conclusion que « grâce à ça, il n’y a pas de délinquance à Palerme ! »

Palerme 31ème ville d’Europe, 700 000 habitants, des habitants qui vivent selon leurs règles, en dépit de la démocratie, vivent sous le régime de la peur, tous ces gens du milieu sont « nés dedans ». Chez ces hommes-là, on ne parle pas de mafia, on parle d’amitié. Chez ces hommes-là, on ne trahit pas ses amis, on ne se souvient de rien. Chez ces hommes-là, on a la conscience tranquille, on est croyant, on affiche sa dévotion, des images pieuses plein les poches.

Non, l’acteur ne nous livre pas des caricatures, non, nous ne sommes pas dans le Parrain, mais il nous fait pénétrer à petits pas feutrés dans les soubassements de la violence, nous met face à cette réalité que tout le monde connaît mais « qui n’existe pas ».   Il relate l’impuissance des magistrats qui oscillent entre vie et mort, passe sous silence ceux qui « choisissent de vivre » et égrène la longue liste des juges qu’on a liquidé.

L’acteur a choisi lui aussi de dénoncer. Et c’est avec cette même économie de moyens, cette même façon implicite qu’il joue tous les rôles. Il se cale dans le moule de l’allusion et de la dérobade. Pour traduire ceux qui ont l’étoffe des héros, il se met dans la peau de ces bons pères de famille, imite ces fidèles époux, qui se prétendent inoffensifs, reprend leurs sous entendus. Et si leurs arguments prêtent à rire, tant ils puent le mensonge, c’est que l’ironie de ces brutes, qui « respectent leurs femmes », n’est jamais relevée. Il faut saluer ici l’acuité de l’acteur qui respecte au mot à mot ces demi mots aseptisés, nous permettant d’approcher au plus près ces intelligences sans remord. Et tandis qu’il nous parle de l’organisation et des hommes qui la constituent, derrière lui, apparaissent en transparence, ces fauves en cage, qui même enfermés, restent dangereux.

Un seul homme pour soulever le voile du déni, pour démonter la boite noire des paradoxes, pour raconter un système féodal d’un autre temps. Un obscurantisme qui trimballe ses mots valises, bourrés de néologismes, un obscurantisme qui se drape de tartufferies et de « dignitude ». Qui laisse sur sa faim, notre désir de justice. Combien de générations seront encore repérées, observées, testées avant d’être adoubées ? Car nous savons tous que la société du crime continue de recruter et ne connaît pas la Crise.

Entre cynisme et pudeur, on se laisse traverser par cette parole d’honneur, un honneur qui s’appuie sur l’argent et le pouvoir qu’il procure, pour assassiner. Et si cette solidarité continue d’impressionner, continue de prospérer, elle nous renvoie ici, à tout ce qui devrait renforcer la notre.

Parole d’Onore
D’Attilio Bolzoni et Marco Gambino
Mise en scène Manuela Ruggiero
Avec Marco Gambino

Jusqu’au 1 mars – Du mardi au samedi à 19h30
Théâtre des déchargeurs
3 rue des déchargeurs 75001 Paris
Métro : Châtelet
Réservation au 01 42 36 00 50

 

 

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