Critique Anna Grahm
« On ne comprend pas mais on demande » Yes peut-être.
Nous sommes dans l’après, un après monde, d’après guerre, d’après apocalypse, dans un bunker au milieu d’un désert entouré. Nous sommes dans ce temps de la perte que Duras appelait perte politique, dans la perte de tout, « de sa colère, de sa douceur », dans la perte de « sa faculté de haine, autant que de sa faculté d’aimer ». Nous sommes entre Beckett et Sara Kane, dans le no man’s land d’une zone irradiée.
Deux femmes à mille miles de tout, viennent de trouver un homme qui ne tient pas debout. Devant leur trouvaille, elles n’expriment aucune émotion, ni empathie, ni dégoût. Ces deux-là ne savent pas lire, « sauf flèches et numéros », elles ne savent pas grand chose, se demandent même si elles sont toujours vivantes, leur échange est haché, saucissonné et leur mémoire est au point zéro. L’homme étendu par terre râle, grogne et gémit sans dire un seul mot. « Il a l’œil fixe comme un œuf au plat » remarque l’une d’elle. Il est peut-être « un défendant de la terre de la vieille peur », yes peut-être, ou peut-être « un lion de guerre », yes peut-être, il ne peut peut-être pas faire d’enfant parce qu’il a fait la guerre mais il a toute l’animalité d’un descendant de King Kong. Nous sommes dans un non savoir, déboussolés par l’absence d’histoire, déconcertés par la langue déstructurée. Nous sommes dans la découverte des bribes, du sens enfoui, qu’il faut exhumer, examiner, gratter. Les répliques sont rares, des mots, des verbes détachés de toute syntaxe. Le texte nous arrive fragmenté et chacun doit se débrouiller avec ce qu’il lui parvient. Il y a des fulgurances, des moments de vertige, de l’abscons. Dans cet espace du peut-être où l’on ne peut se rattacher à rien, la mécanique de la parole va lentement s’intensifier, chacune est l’oreille de l’autre, l’écho de sa voix, son double. Et si elles ne retrouvent pas les gestes de soignants que l’on pourrait attendre d’elles, on se dit qu’à force de se demander, elles finiront peut-être par s’humaniser.
Dans le spectacle de Laurence Février, nous sommes loin des autoroutes de la pensée, d’une certaine façon, nous sommes rendus à nous-mêmes. Et nous restons perplexes devant l’innocence clownesque des deux comédiennes, devant la puérilité de leurs raisonnements, nous nous sentons à la fois pontifiants et perdus. Comme elles, nous piétinons dans cet oasis de sable, nous hésitons entre la pureté beige et la noirceur. Mais parce que ces femmes nous lancent un défi hors conventions, nous touchons un peu de « cet inconnu qu’on porte en soi » dont parlait si bien Duras.
Yes peut-être
De Marguerite Duras
Mise en scène de Laurence Février
Avec Laurence Février, Martine Logier, et Côme Lesage
Jusqu’ au 8 décembre 2013
Du mardi au samedi à 20h – Dimanche à 15h
Théâtre du lucernaire
53 rue notre dame des champs paris 5
Métro : Notre dame des champs
Réservation : 01 45 44 57 34