Critiques // Critique. « Molly Bloom » d’après Ulysse de James Joyce par Anouk Grinberg

Critique. « Molly Bloom » d’après Ulysse de James Joyce par Anouk Grinberg

Déc 04, 2012 | Aucun commentaire sur Critique. « Molly Bloom » d’après Ulysse de James Joyce par Anouk Grinberg

ƒƒƒ Critique de Jean-Christophe Carius

 © Pascal Victor / ArtComArt

Dialogue intérieur, nocturne et féminin

Monumental et novateur, “Ulysse” de James Joyce est un roman publié en 1922 qui parodie par une symbolique sophistiquée, la structure du mythe grec chanté par Homère. Le récit conte et décompte les actes et pensées de trois Dublinois, au cours de la journée du 16 juin 1904. Variant les techniques littéraires au gré des épisodes, l’auteur élabore des correspondances entre mythologie grecque et formes de vies quotidiennes à l’âge de la modernité. L’ouvrage fut l’un des premiers à exercer l’art du monologue intérieur, le « discours sans auditeur et non prononcé par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime ». Le dernier épisode de cette épopée, nommé “Pénélope”, livre ainsi le dialogue intérieur de Molly Bloom. Huit longues phrases sans ponctuation qui rendent la nature d’une sous-conversation intime et non organisée. En pleine nuit, Molly Bloom reste éveillée et pensive dans son lit. Après des années d’abstinence conjugale, Molly a eu ce jour une première aventure avec un amant. Portée par l’énergie nouvelle de cette expérience, la concaténation de ses pensées s’écoule en un flux continu, comme un fleuve trace inéluctablement son lit au gré des reliefs du paysage, avant de rejoindre la mer. Une mer qui submerge finalement le récit par le souvenir vivant et émouvant de la demande en mariage que Leopold fit à Molly et représente les retrouvailles finales d’Ulysse et Pénélope.

D’emblée, Anouk Grinberg place la note de ce discours immédiat à un niveau d’intensité et de projection captivant. S’affranchissant de tout préambule narratif, le spectacle met en scène de façon immédiate et directe la plongée abrupte dans la parole-pensée de Molly Bloom. Un lit à l’ancienne, véhicule de rêve semblable à celui de Little Nemo, trône et cadre à lui seul l’ensemble de la scène. Assise, ou à demi couchée dans les draps, Anouk Grinberg-Molly Bloom cherche des poses et pose le tout-venant de sa parole insomniaque, tandis que derrière elle son mari Leopold, joué par Antoine Régent, repose profondément. La flamme de cette rêverie éveillée, dont le verbe se trouve libéré par nuit, éclaire d’ocre doré les ombres alentour, danse et tangue en consumant la cire parfumée des expériences du passé et des rêves à venir. Par la grâce harmonieuse et percutante de son soliloque raffiné et continu, Anouk Grinberg tisse une tapisserie de Pénélope aux confins infinis, et rend à merveille le portrait physique et tellurique de la féminité vivante que révèle Joyce. Demoiselle d’Avignon peinte par Toulouse-Lautrec, la prouesse sobre et audacieuse de la comédienne remet remarquablement en scène l’acuité visionnaire de l’auteur. Par le trouble qu’elle est encore capable de susciter dans nos mentalités présentes, la forme et le fond que Joyce donne à la description de la nature et de la condition féminine, prouve, un siècle après sa création, que les représentations et les conventions sociales sur ce sujet restent étrangement corsetées. L’interprétation phénoménalement ténue et tenue qu’Anouk Grinberg délivre avec humilité et maestria offre l’occasion d’apprécier la profondeur impressionnante du texte de Joyce et la portée des vérités sur l’humanité qu’il comporte. Le spectacle dans son ensemble prolonge l’acte novateur original de cette œuvre et la régénère en la faisant passer, imperceptiblement, du champ de l’art moderne à celui de l’art contemporain.

Molly Bloom
D’après l’épisode 18 d’Ulysse de James Joyce
Avec Anouk Grinberg
Et la participation de Antoine Régent
Traduction Tiphaine Samoyault
Adaptation Jean Torrent
Spectacle fabriqué avec la complicité de Blandine Masson et Marc Paquien
Lumières Dominique Bruguière
Costumes Isabelle Deffin
Son Xavier Jacquot
Perruque Cécile Kretschmar
1h15 environ
Jusqu’au 15 décembre 2012
Théâtre des Bouffes du Nord
37 bis, bd de La Chapelle, 75010 Paris
Métro: La Chapelle, Gare du Nord
http://bouffesdunord.com/

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