ƒƒƒcritique Denis sanglard
© Marc Dommage
Ténèbres. Une plongée abrupte dans le néant. On ne voit rien. Nous sommes aveugles. Nous sommes en apnée. Un souffle continu gronde et monte du plateau invisible. Nous sommes suspendus à quelque chose qui doit advenir et dont nous ignorons tout. L’œil s’affole. L’obscurité respire. Étrange sensation que celle là, d’une obscurité qui respire. D’une obscurité devenue organique, vivante, un muscle battant, préhensible. Et de ce néant lentement surgit la vie. Des silhouettes esquissées qui se matérialisent, fantomatiques, pour s’estomper aussitôt. À peine si l’on perçoit ces corps immatériels qui semblent flotter, fragiles, éphémères, dans cette nuit compacte. À peine a-t-on le temps de les apercevoir. Les corps semblent sourdre de ce néant, de ce vide, avant que de s’atomiser, se désagréger. Quelques gestes, quelques traces de mouvements étranges s’évaporent ou semblent absorbés par l‘obscurité. Des formes tremblent et se défont. L’œil scrute. Et lentement, doucement, la lumière va se révéler, sculpter d’ombre ces corps qui s’étreindront bientôt avec gravité, fouleront le raisin et la tomate dans une orgie paisible et sensuelle. Bruits de mastication, de chair foulant la pulpe, de chairs frottées à d’autres chairs, de respirations, de souffles, il y a quelque chose de terriblement, de magnifiquement organique. Les corps enchevêtrés, porteurs d’inconnus, se dénouent pour apparaître dans toute leur nudité, toute leur humanité, dans un abandon d’une beauté bouleversante, à couper le souffle.
Pascal Rambert et Yves Godin propose une performance radicale. Il n’y a rien à expliquer. C’est une expérience purement organique, sensuelle et charnelle. Pascal Rambert et Yves Godin créent leur propre genèse, réinventent les origines. Le noir devient matière dure et engendre les corps pour un nouvel Eden dionysiaque, une fête païenne contemporaine. Ensemble ils cherchent l’origine du mouvement cérémoniel, de la danse sauvage et sacrée, du geste premier avant la danse. Ensemble ils redéfinissent magistralement cette notion du « voir ». Ils nous aveuglent et substituent à l’image la vision, imaginent un spectateur aveugle et voyant qui ne devine que le présent. Brouillant nos perceptions, alertant nos sens, ils nous contraignent à inventer, à imaginer. À percevoir au-delà de la représentation. Il faut accepter de dévisser dans ce gouffre béant. C’est un voyage au plus profond de nous qui exacerbe notre imaginaire apeuré. Chacun peut y ressentir ce qui lui semble propre. Pascal Rambert et Yves Godin ne contraignent pas le spectateur à une lecture univoque. Les mouvements, les gestes sont des signes fragiles et fugaces que chacun peut relire à l’aune de sa propre émotion en alerte dans cette perte de repère. Il n’y a plus d’espace, plus de temporalité. La stupéfaction ne viendra qu’avec la lumière quand nous frotterons nos imaginaires avec celui de Pascal Rambert et d’Yves Godin. Ce qui est incroyable c’est que ces deux là ont leur propre odyssée et qu’ils nous embarquent dans un voyage qui devient le nôtre. Notre vision de fait se substitue à la leur. C’est une traversée non sans turbulence où la panique peut céder à l’apaisement. Cependant nous sommes en état de sidération quand vient la lumière et que les corps, auparavant devinés, et là devant nous endormis semblent avoir absorbé le néant pour irradier quelque chose d’infiniment troublant et de quiet parmi les restes de fruits broyés sous leurs corps. « Memento Mori », n’oublie pas que tu vas mourir. C’est cette expérience là, unique, qu’il nous est proposé de traverser. Mourir pour renaître. Une initiation à d’autres perceptions, un passage vers un ailleurs inconnu. Rejoignant également les préoccupations d’Hijikata, initiateur du butô, où le danseur se doit de mourir à lui-même, le geste précéder le mouvement, le mouvement précéder le rythme et la danse n’être que chair elle même se cherchant à travers la ténèbre. Et l‘espace non le danseur crée la forme. « Nous sommes brisés depuis la naissance. Nous ne sommes que des cadavres nous tenant debout dans les ténèbres de l’existence. » (1). Pascal Rambert et Yves Godin sortent ces cadavres des ténèbres et les élèvent à la lumière. Ainsi de l’espace et du néant nait le geste mais également le danseur. Bouleversant.
(1) Hijikata
MEMENTO MORI
Pascal Rambert/ Yves GodinConception et réalisation Pascal Rambert
Collaboration artistique, dispositif scénique et lumières Yves Godin
Création musicale Alexandre Meyer
Performers Elmer Bäck, Rasmus Slatis, Anders Carlsson, Jakob Öhrman, Laurenzo de Angelis
Assistant à la mise en scène Thomas Bouvet
27/29 mars, 3/5/6 avril à 20h30 – 28 mars, 2/4 avril à 19h30Théâtre de Gennevilliers (T2G)
Centre dramatique nationale de création contemporaine
41 av des grésillons 92230 Gennevilliers
Métro : Gabriel Péri
Réservations: 01 41 32 26 26
www.theatredegennevilliers.com