Critiques // Critique . Le Pavillon aux pivoines. Opéra classique chinois Kunqu. Théâtre du Châtelet.

Critique . Le Pavillon aux pivoines. Opéra classique chinois Kunqu. Théâtre du Châtelet.

Fév 14, 2013 | Aucun commentaire sur Critique . Le Pavillon aux pivoines. Opéra classique chinois Kunqu. Théâtre du Châtelet.

ƒƒƒ Critique de Denis Sanglard

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© Takashi Okamoto

L’Onnagata

L’onnagata, acteur jouant les femmes dans le Kabuki, n’imite pas la femme. C’est son idée de la femme qu’il exprime, sa vision. C’est une construction mentale dont les kata, codes hérités et transmis, sont les signes séculaires. La figure féminine, son essence précisément, est ainsi exprimée par une accumulation de signes. Elle est signifiée plus qu’incarnée. « La féminité est donné à lire, non à voir » écrit Barthes. Mais le génie de Tamasaburo Bando est dans cette maîtrise qui le voit combiner, épuiser les signes, les dépasser et faire d’une construction purement abstraite une incarnation idéale et troublante qui voit s’effacer le signe pour une  nouvelle identité qui le dépasse. Ambiguïté qui voit son corps se soumettre à cette incarnation et annihiler toute part de masculinité. Ambiguïté toujours qui fait de ce  corps artificiel et désarticulé dont les postures sont exagérés, les mouvements au bord de la rupture -proche en cela des poupées de Bunraku- l’incarnation du vrai. C’est l’illusion portée à son plus haut degré. L’onagata est un artefact au sens d’objet fabriqué. Mais là où l’onagata traditionnel est en distance, Tamasaburo Bando est dans l’illusion. Un art hors norme et intangible. Il est certain que pour l’occidental les signes, les codes, nous échappent, comme ils échappent aujourd’hui à nombre de japonais,  et ce qui nous est donné à lire nous demeurant obscur il nous reste à voir. Nous sommes dans le contre-sens. Mais qu’importe ! La maîtrise de Tamasaburo Bando est époustouflante qui le voit disparaître, s’effacer devant sa danse et porter jusqu’à l’incandescence  l’épure d’un geste, l’esquisse d’un pas. Le visage fardé, impassible, tout mouvement prend une ampleur insoupçonnée. L’ondulation de la colonne vertébrale, cette ligne en S propre à l’onnagata, donne le vertige. Les mains palpitent, frémissent dans l’air, respiration et langage tout à la fois trahissant un état. Des amorces de mouvements s’ancrent dans le réel, lui échappent et permettent une lecture certes approximative mais qui pour nous garde néanmoins son mystère dans son abstraction. L’immobilité même est mouvement, trahissant l’attente, la tension avant le saut. Et il n’y a pas jusqu’au regard qui ne soit danse.

« l’union illégitime du rêve et de la réalité. »

Après trois solos représentés, danse japonaise traditionnelle dite Jiuta dont il est le représentant le plus emblématique avec le Kabuki, Tamasaburo Bando présente Le pavillon aux pivoines, opéra classique chinois de forme ancienne, dit Kunqu, vieux de six siècles. C’est une collaboration exceptionnelle avec la troupe de l’Opéra-Théâtre Kunqu  de Suzhou-Jiangsu qui permet ainsi de remonter ce classique de la littérature chinoise. Tamasaburo Bando ne retient du livret, véritable épopée, que neufs  scènes sur les cinquante-cinq qu’il contient, concentrées principalement sur la relation entre la jeune Du Liniang et Liu Mengmei. L’art de l’onnagata s’est perdu en Chine. L’apport de Tamasaburo Bando à qui échoit le rôle de Du Liniang est donc exceptionnel. Il restaure cet art que Mei Lanfan (1894-1961), chanteur chinois et onnagata admiré entre autre par Brecht et Meyerhold, avant lui sauvegarda et produisit dans le monde.

Lors d’une promenade dans le jardin semé de pivoines de son père la jeune Du Liniang est prise de mélancolie. Elle s’endort et rêve. Lui apparait un beau jeune homme, Liu Mengmei, avec qui, tombant amoureuse,  elle s’unit charnellement. Avant que sa mère ne la réveille. Troublée par ce rêve, Du Liniang ne peut oublier ce jeune homme. Elle se meurt d’amour. Pressentant sa mort elle dessine son autoportrait  auquel elle joint un poème destiné à son amant. Elle demande également que ce portrait soit enterré prés du pavillon aux pivoines dans l’espoir que celui ci le trouve un jour. Elle prie sa mère de l’ensevelir sous un prunier. Aux enfers le Juge Hu, troublé par la beauté et la force de son amour, l’autorise à quitter le monde infernal pour retrouver, fantôme, son amant. Quelques années plus tard Liu Mengmei malade, hébergé dans l’ancienne maison de Du Liniang, trouve le portrait de la jeune fille qu’il a mainte fois rencontré en rêve et dont il tombe amoureux. Le fantôme lui apparait et lui propose de se voir chaque soir. Une religieuse devant la force de cet amour se laisse fléchir et ressuscite la défunte.

Une émotion incroyable ! La qualité de la mise en scène qui voit se succéder des tableaux épurés d’une beauté époustouflante, de l’interprétation qui voit réunis les plus grands acteurs dans leurs emplois respectifs. L’élégance et la douceur de la musique d’une suavité sans pareil. Et Tamasaburo Bando. «Merveilleux » murmurait en litanie ma voisine japonaise émue comme nous tous aux larmes. Indescriptible. L’art porté à son summum, une émotion qui vous prend à la gorge et durant trois heures ne vous lâche plus. Ce n’est pas un miracle qui impliquerait une intervention divine ou le hasard. Non. C’est une construction consciente, réfléchie, technique, mais porté à un point ultime où le moindre mouvement, la moindre palpitation des mains et des manches d’eau d’un kimono vous fait défaillir. Tamasaburo Bando sublime son art, atteint ce que Mishima disait de lui « l’union illégitime du rêve et de la réalité ». C’est tout simplement stupéfiant. La rencontre entre Du Liniang et Liu Mengmei à cet égard est proprement époustouflante. Ce n’est pas un acteur de 62 ans qui se présente à nous mais une pure jeune fille de 16, rougissante, émue, palpitante d’émotion, s’ouvrant à la sexualité. Ce n’est pas une imitation mais au vrai une incarnation totale. L’illusion parfaite. Le théâtre dans toute son ambiguïté et son essence. Ce que Meyerhold devant l’art de Mei Lanfang et citant Pouchkine écrivait «(…) L’art dramatique dans son fondement même, est le domaine de l’invraisemblance. » Et l’on pleure tant cela est poignant. Tamasaburo Bando est prodigieux de grâce, de sensualité, de fragilité. De concentration et de retenue. Ce qui marque c’est qu’il n’est jamais dans la démonstration. Il y a quelque chose de confondant à ne pas voir justement la performance mais ce qu’il en résulte et l’émotion qui s’en dégage. Il me revient en mémoire une question que je posais un jour à Yoshi Oida sur l’art de l’onnagata et sur comment incarner une femme. Il me répondit laconique « Soyez la. ». Alors oui l’art de Tamasaburo réside peut être en cette réponse: elle est.

 

Le Pavillon aux pivoines
Opéra classique chinois Kunqu d’après l’œuvre de Tang Xianzu

Mise en scène et interprété par Tamasaburo Bando
Avec la troupe de L’opéra-Théâtre Kunqu de Suzhou-Jiangsu

Tamasaburo Bando: direction artistique
Go Maeda: Décors
Tomoya Ikeda: Lumières

Tamasaburo Bando: Du Liniang
Yu Jiu Lin: Liu Mengmei
Shen Guo Fang: Chun Xiang, suivante de Du Liniang
Tang Rong: Le juge Hu
Tao Hong Zhen: La nonne taoïste
Zhu Hui Ying Dame Du, la mère de Du Liniang
Lû Fu Hai: Le dieu des rêves

Jusqu’au 16 février à 20h

Théâtre du Châtelet
2, rue Édouard Colonne
75001 Paris
Métro : châtelet
Réservation: 01 40 28 28 40
www.chatelet-theatre.com

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