Critiques // Critique. « Ionesco suite d’après Eugène Ionesco », mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota

Critique. « Ionesco suite d’après Eugène Ionesco », mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota

Jan 12, 2013 | Aucun commentaire sur Critique. « Ionesco suite d’après Eugène Ionesco », mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota

ƒƒ Critique Anna Grahm

« Le comique n’est comique que si il est un peu effrayant » Ionesco

Ils entrent avec leur visage talqué de nuage et leur drôle de petit chapeau pointu. Ils entrent sans un mot, sans un sourire, graves et blêmes, on dirait des fantômes. Ils portent avec eux, malgré leur aspect clownesque, une indéfinissable angoisse dont le public se défend immédiatement en riant. Les personnages de Ionesco sont de retour, prennent place autour d’une longue table blanche et installent dès les premières répliques une intense tension, entre protestation et détestation. Ils sont revenus guerroyer avec leurs langues loufoques pour nous montrer le chaos de la vie.

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©DR

Sommes-nous étonnés par cette prolifération de violence entre eux ou sommes-nous déjà tellement anesthésiés que nous ne pensons qu’à nous divertir ? Tout le spectacle est une suite de scènes qui revisite l’oeuvre de Ionesco, l’oeuvre qui dénonce la difficulté à communiquer, la déroute métaphysique, la menace totalitaire et l’aliénation des consciences. Les situations sont inadmissibles, les réactions dingues et pourtant la panique dans leurs yeux nous amuse. Et pourtant vivre ensemble est une question politique, une question de vie ou de mort et pourtant nous préférons en rire. Nous sommes installés au milieu d’eux, il n’y a plus de « quatrième mur », et cette proximité, cette porosité devrait nous inquiéter, tant leur désarroi est palpable, à portée de souffle, tant il reflète le nôtre et pourtant tout en eux déclenche l’hilarité.

« Oser vivre l’expérience limite qui permet de tout remettre en question »

Deux comédiennes – immenses – et cinq comédiens – montés sur ressorts -, incarnent ces fragments de pièces, changent de rôles et force le trait de nos caricatures avec une énergie et une générosité truculente. C’est avec une surprenante souplesse qu’ils surgissent d’un pied de table, bondissent sur la nappe, se frottent, se frittent, se frappent, c’est avec une fièvre inouïe qu’ils s’en font voir de toutes les couleurs. Mais qu’ils sèment la discorde, la terreur, qu’ils « mettent le feu » ou se griffent au sang, nous sommes happés par leur jeu morbide, devant leur jeu gratuit nous restons niais comme des bleus. C’est là sans doute le pari du metteur en scène Émmanuel Demarcy-Mota, nous coller dans le décor et nous faire adhérer avec bonheur à toutes leurs folies biscornues. Le dispositif scénique nous met à l’épreuve du mal et étrangement le côtoyer de si près nous fait du bien. C’est là sans doute, le coup magistral de ces magiciens du théâtre, nous faire avaler ce comique lunaire, et faire apparaître ces êtres déconcertés et déconcertants qui devraient nous révolter. Mais nous nous retrouvons comme des mouches sur leurs drames, nous nous délectons de leurs catastrophes imminentes, de l’explosion qui arrive, nous nous retrouvons piégés par l’abîme qu’ils ont sous les pieds.

Oui. Chacun d’eux nous provoquent, nous bousculent, nous déstabilisent mais nous assistons au renversement des valeurs morales en nous tenant les côtes. Nous sommes mis en relation avec ces dinosaures de l’espèce humaine mais nous nous associons à leurs comportements brut de décoffrage, nous applaudissons la vision du dramaturge que nous trouvons révolutionnaire parce qu’elle est burlesque. Et soudain, après coup, nous réalisons que nous deviendrons peut-être ce que nous sommes en train de devenir si nous ne nous ressaisissons pas, soudain, après avoir bien rit, nous redevenons des gens oppressés par un monde trop lourd, et nous tremblons devant les dangers qui nous guettent, à la pensée de ces individus si dérisoires qu’ils sont menacés d’être réduits à néant, nous avons envie de tout remettre en question.

Ionesco suite d’après Eugène Ionesco
Mise en scène Émmanuel Demarcy-Mota
Avec : Sandra Faure, Céline Carrère, Charles Roger Bour, Gérard Maillet, Olivier Le Borgne, Stéphane Krähenbühl, Jauris Casanova
Du 10 au 31 janvier 2013
Théâtre de la ville (au théâtre des Abbesses)
31 rue des Abbesses
75018 Paris
www.theatredelaville-paris.com

 

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