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Critique . Impressions et songes • « Notre dernière nuit » au Théâtre de la Bastille

Juil 05, 2012 | Aucun commentaire sur Critique . Impressions et songes • « Notre dernière nuit » au Théâtre de la Bastille

Critique de Dominika Waszkiewicz

« Le théâtre est le marteau que j’utilise pour créer des fenêtres là où il n’y en a pas » discours de Turin, 2008


Créer des fenêtres, oui, et pas seulement : vendredi soir, toutes les portes du Théâtre de la Bastille étaient grandes ouvertes lors de la « dernière nuit » de la troupe d’Aubervilliers : plus de douze heures de représentation pour reprendre les cinq chefs d’œuvre que sont Tartuffe, Bérénice, Hamlet, Woyzeck et Antigone. Cinq reprises clôturant une aventure théâtrale et humaine hors du commun orchestrée par Gwénaël Morin depuis 2009.

À l’entrée, des photocopies des textes scotchés là comme des listes ou des revendications. Dans la salle, point de programme, point de ticket ni de réservation possible mais deux grandes répliques en noir et blanc de la Méduse du Caravage, une figuration du Radeau de la Méduse et, partout, de grands draps blancs ou noirs sur lesquels on peut lire « Tartuffe d’après Tartuffe de Molière ou voir tout sans rien croire ou l’histoire d’un homme traitre à lui-même » ou encore « le monde a changé » près d’un schéma mettant en confrontation les personnages raciniens.

L’objectif du théâtre permanent est triple : jouer chaque soir (sauf le dimanche et le lundi), répéter chaque après-midi et animer chaque matin un atelier ouvert à tous et gratuit. C’est un théâtre exigeant, demandant un engagement total aux artistes et révélant l’essentielle notion de responsabilité. Le théâtre comme praxis plutôt que comme poiesis. Un théâtre vivant car dans le mouvement quotidien, au cœur même des échanges sociaux qu’il cherche à réinventer.

« Le théâtre est une utopie que l’on peut atteindre »

Quelle folie ! Une nuit entière de théâtre. Qui viendra ? Sera-ce plein ?

Le pari est plus que réussi et la difficulté de trouver une place assise autour du praticable résume bien l’affluence de la nuit dernière. Une nuit agitée de songes en tous genres et bercée par les effluves épicés d’un curry de poulet servi à 3h du matin, par l’explosion étouffée d’un bouchon de champagne qui saute pour l’apéro ou par la réconfortante odeur du café brûlant servi avec un croissant avant Antigone

« Rien n’est requis pour parler sauf l’être humain »

Tartuffe d’abord. Les coups du brigadier retentissent dans la salle sans scène. Madame Pernelle se lance avec fougue dans sa malédiction liminaire. Elle porte un grand drap gris sur le corps, le même corps que celui prêté à Orgon (Grégoire Monsaingeon). Les comédiens virevoltent tout près de nous, s’assoient entre les spectateurs, pendant que les gens continuent à entrer. Tout cela semble simple, si proche, authentique en somme. Et vrai. Et le texte de Molière apparaît, nouveau, avec un sens inattendu et d’autant plus fort. Que devient, en effet, la célèbre réplique du faux dévot adressée à Dorine quand cette dernière est incarnée par un homme, alias Renaud Béchet ? Et que dire de ces délicieux entrelacements des sens propre et figuré révélant des zeugmes cachés derrière les alexandrins classiques ? entre calembours et allusions sexuelles, les comédiens se passent la chandelle avec une énergie contagieuse d’enthousiasme. Quand, soudain, la bougie s’éteint, c’est Tartuffe (Julian Eggerickx) qui a le dernier mot.

« Hélas ! » Voilà l’interjection qui pourrait résumer Bérénice. En effet, Antiochus (Julian Eggerickx) s’avance sur une longue estrade placée en diagonale et affiche, en travers du torse, cette inscription « Hélas ! » dont chaque occurrence sera saluée par un retentissant coup de gong ponctuant les dialogues tragiques. Et le duel peut commencer. Placés à chaque extrémité de l’estrade-plateau-ring, Titus (Grégoire Monsaingeon) et Bérénice (Barbara Jung) s’affrontent et se narguent, dans un jeu totalement maitrisé alliant à merveille sérieux et dérision lorsque, de manière inopinée, les comédiens commencent à chanter : « words don’t come easy… », avant de continuer sur : « da da da Ich lieb’ dich nicht, Du liebst mich nicht » !

Là, c’est Julian Eggerickx et son intarissable bagou qui ouvrent le bal. Hamlet débute par une mise en abyme : « he’s the guard… I mean he’s an actor playing a guard ! ». Le ton est donné et on ne peut rester au premier degré avec ces personnages vêtus de grands K-way bleu marine. « La Cour est à cour » se plait à ajouter Claudius (Gwénaël Morin), roi de pacotille avec sa couronne en carton peint et son épée de bois. Hamlet (Renaud Béchet), quant à lui, porte des chaussures de clown et une perruque brune et longue. Il trébuche souvent. Ajoutons à cela que Rosencrantz a une couronne de roses sur la tête et Guildenstern, une étoile en carton jaune autour du cou et le tableau de cette réincarnation du théâtre élisabéthain sera complet !

Entracte ! Sangria !

Les spectateurs envahissent le praticable et commencent à plaisanter, un gobelet en plastique à la main. Acte IV, Hamlet reprend. Les comédiens jouent au milieu du public s’étant attardé autour des saladiers emplis du doux liquide carmin. Il n’existe plus de frontière entre le plateau et la salle, entre le public et les comédiens. Il n’est plus question que de rapports humains…

3h43, Woyzeck. Comment font-ils ? Quelle sublime endurance ! Certaines personnes se sont imperceptiblement endormies dans les fauteuils rouges des gradins cependant que les comédiens entament leur quatrième pièce. Ici, fi de la rassurante linéarité narrative. Si l’on en doutait encore, la révélation s’impose à présent : le théâtre proposé par la troupe de Gwénaël Morin est un théâtre des corps. Corps exultants se creusant superbement des brêches dans les silences laissés par Buchner. Corps comiques et bancals de Virginie Colemyn ou de Julian Eggerickx. Corps rompus et tragiques de la touchante Barbara Jung et de Grégoire Monsaingeon. Le tout tourbillonnant, dans l’urgence de la création, jusqu’au paroxysme final.

Pour la dernière fois, les bancs ont été déplacés et le public encadre maintenant une arène, curieux hémicycle traversé par les comédiens réglant les ultimes détails. Antigone (Renaud Béchet), en robe jaune et baskets vertes, et Ismène (Julian Eggerickx), en jupe turquoise, entrent. La tragique histoire des Labdacides peut débuter. Les comédiens continuent à donner, donner, donner. Virginie Colemyn campe un Créon d’autant plus émouvant qu’elle est une femme. « Moi vivant, une femme ne commandera pas ». les genres sont inversés et les travestissements servent parfaitement le propos de Sophocle : Antigone se virilise en s’opposant au pouvoir de son oncle tandis que ce dernier se laisse submerger par sa part de féminité.

Soleil ! Soleil ! Soleil !
On sort un brin étourdi en ce soleil de juin. On croise les noctambules attardés et les matinaux déjà levés et on se demande si l’on n’aurait pas rêvé…

Tartuffe d’après Tartuffe de Molière
Bérénice d’après Bérénice de Racine
Hamlet d’après Hamlet de Shakespeare
Woyzeck d’après Woyzeck de Buchner
Antigone d’après Antigone de Sophocle

Avec : Gwenaël Morin, Grégoire Monsaingeon, Julian Eggerickx, Barbara Jung, Ulysse Pujo, Renaud Béchet, Virginie Colemyn

Du 29 au 30 juin 2012 (une nuit entière)

Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 PARIS
Tél : 01 43 57 42 14
Métro Bastille, Bréguet-Sabin ou Voltaire
www.theatre-bastille.com

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