À l'affiche, Agenda, Critiques // Critique ● « Temps » de et par Wajdi Mouawad au théâtre national de Chaillot

Critique ● « Temps » de et par Wajdi Mouawad au théâtre national de Chaillot

Mai 22, 2012 | Aucun commentaire sur Critique ● « Temps » de et par Wajdi Mouawad au théâtre national de Chaillot

Critique d’Anne-Marie Watelet

Le vent et l’oubli

Ce nouveau texte de Mouawad s’inscrit dans une double métaphore : l’envol et l’oubli des lettres de l’alphabet, qui signifie d’abord la rupture avec sa propre écriture, puis le souvenir enfoui d’un acte auquel les personnages doivent être confrontés. Et le vent sonore souffle sur le vaste espace scénique, balayant les pages écrites.

Temps est le fruit d’une lente maturation. Après la création de son quatuor Le Sang des promesses (Littoral, Incendies, Forêts; puis Ciels), l’auteur, voulant mener son écriture vers une réalité autre, a laissé son esprit en friche. A découvert ensuite que le temps et ce qu’il nomme inquiétude étaient « la source de ses intuitions » En clair, et pour faire court, ne pas concevoir ni préparer, se laisser guider avec lenteur auprès de ses comédiens. Voilà pour l’écriture.

Le résultat est cette pièce, avec le thème qu’il explore sans relâche : la mémoire. La maison d’un vieillard, un père – vie déjà consommée, que ses enfants retrouvent après une quarantaine d’années, dans une ville minière au Québec en plein hiver. En le revoyant, ils exhument son acte incestueux et monstrueux de jadis, sur sa fille âgée alors de 5 ans. Ce que j’appellerai là le motif de l’histoire, n’est pas nouveau dans l’œuvre de Mouawad : qu’on se souvienne de Littoral ou d’Incendies. Mais cette fois il aborde la question du mal abruptement, à découvert, mais sans y répondre puisque ce n’est encore qu’une étape dans sa recherche de travail. Napier, c’est le nom du père, n’est selon lui, pas mauvais, il est faible. Au spectateur de juger. Les personnages qui l’entourent, eux, le disent malade. Refus de se souvenir? « Ma mémoire gèle comme de la glace », et d’énoncer d’autres images sexuelles qui l’obsèdent. Quant à Noëlla, la victime, elle en a perdu la voix et l’ouïe : métaphore encore, de la transmission empêchée, de l’isolement. Car la mémoire, c’est cela aussi, l’Histoire, les langues, le collectif… Mais ici, dans ce huis-clos, elle fait son office, car chacun a su. Ce n’est donc pas à la quête d’un secret qu’ils sont confrontés, mais à celle d’eux-mêmes, avec ce mal qu’il faut exorciser.

 Si les thèmes restent identiques, c’est bien dans le travail du jeu des acteurs et dans les dialogues qu’il faut voir la nouveauté. Préférant désormais l’improvisation aux longues répétitions, Mouawad donne à voir un jeu démantelé, disloqué, dans des dialogues errants, effets voulus par l’auteur-metteur en scène, mais qui nuisent à l’attention du spectateur, diluée dans des longueurs que l’on n’arrive pas toujours à justifier et à suivre. Par ailleurs, on perçoit différentes strates de sens insérées dans le texte, thématisant toujours la mémoire et les traces vivantes qui la rendent possible (les traductions d’une langue et du langage des signes, énoncées à l’intérieur des dialogues). Tout ceci étant secondé par des nuances poétiques et surtout grâce à une scénographie d’une virtuosité extraordinaire, riche en bruitages et symboles sonores autant que visuels; des éclairages à couper le souffle; et une musique… à découvrir. Ces prouesses techniques, donnent pourtant l’impression – et c’est là tout le talent de ces créateurs – d’une ordonnance sobre et efficace, rien n’est en trop.

Les comédiens, canadiens pour la plupart, mais aussi américains, français, et russes, forment une équipe soudée, cela se sent, dans un bel engagement auprès de leur maître. Énergie, présence, conviction dans le jeu. Une réserve à propos des voix féminines : trop élevées, elles semblent forcées et du coup, peu nuancées. Est-ce par souci de se faire entendre (salle immense)? Mettons l’accent sur Jean-Jacqui Boutet, incarnant le vieux Napier. Il révèle son jeu vers la fin, plein de surprises et tout en finesse et dextérité; puis sur Marie-Josée Bastien qui est Noëlla, le personnage le plus riche. Attachante de vérité, elle suscite l’admiration dans son rôle de sourde-muette, elle qui a tant à exprimer, et qui sait le faire sentir sans le recours aux mots ! A la fin, c’est par elle, aux côtés du père, que l’émotion et l’étonnement nous confondent : on n’est pas près d’oublier ce qui se passe sous nos yeux, avec le sens que cela prend, ainsi que les dernières paroles du vieil agonisant.

 S’il faut passer par quelques « épreuves » durant le spectacle, applaudissons tout de même, et avec plaisir,  cette fructueuse recherche artistique; souhaitons à l’auteur d’approcher son Graal, et de conserver sa bienveillante « inquiétude » vivante en lui.

 

Temps
Texte et mise en scène de Wajdi Mouawad
Assistant à la mise en scène Alain Roy
Avec Marie-Josée Bastien, Jean-Jacqui Boutet, Véronique Cote, Gérald Gagnon, Linda Laplante, Anne-Marie Olivier, Valery Pankov, Isabelle Roy
Conseiller artistique François Ismert
Dramaturgie de  Charlotte Farcet
Scénographie d’Emmanuel Clolus
Son de Jean-Sébastien Côté
Lumières d’Eric Champoux
Musique de Michael Jon Fink
Costumes d’Isabelle Larivière
Maquillage d’Angelo Barsetti

Du 15 au 25 mai 2012 à  20h 30- Relâche 20 et 21 mai
Représentations avec surtitrage individuel les 22 et 23 mai, avec audio description les 24  et 25 mai

Théâtre de Chaillot
1, place du Trocadéro Paris 16°
Métro Trocadéro
www.theatre-chaillot.fr

Be Sociable, Share!

Répondre

You must be Logged in to post comment.