Critiques // Critique • « Lear, conte à rebours » de Philippe Dormoy, mise en scène Hassane Kassi Kouyaté, à l’épée de bois

Critique • « Lear, conte à rebours » de Philippe Dormoy, mise en scène Hassane Kassi Kouyaté, à l’épée de bois

Avr 03, 2014 | Aucun commentaire sur Critique • « Lear, conte à rebours » de Philippe Dormoy, mise en scène Hassane Kassi Kouyaté, à l’épée de bois

critique Anna Grahm14.lear-conte-a-rebours

© DR

Le regard sourd, l’oreille aveugle.

La première parole sera le souffle d’un chant a capela. Dans la pénombre, l’acteur, simplement éclairé d’une lampe à tempête, nous dit que : ‘quelque chose le pousse à raconter’. Il veut ‘jouer un roi. Une dernière fois. Juste avant de mourir’. On aperçoit son visage par intermittence. Ce qu’il a été. Ce qu’il est. Ce qu’il sera.
Dans le cercle où il est installé, il y a des chaises d’enfants, des sculptures métalliques et la promenade d’une lampe portée par la chanteuse. On se laisse bercer par sa voix, on se laisse conduire par l’étrange rituel, on attend l’entrée du roi. Lear est un défi. Entendre sa parole peut éclairer la notre.
Le conteur ôte son manteau de cuir noir, son casque d’aviateur et laisse le costume prendre corps. Sur le dossier de la chaise, apparaît un roi. Sans chair, sans cœur. Un roi au vouloir et au pouvoir illimités. L’orgueil l’égare, l’ambition l’aveugle. ‘Flatterie est une chienne de luxe qui peut rester au coin du feu et puer’. Et cela les deux sœurs ainées faites ‘du même métal’ l’ont bien compris et sauront dispenser les louanges qu’il désire entendre. Mais Cordélia, sa plus jeune fille, ne sait que dire pour se faire valoir et se voit répudiée par son père.
L’homme qui raconte est un homme habité. Il passe de peau en peau, se laisse traverser par ses démons, comme un ouragan, nous malmène, nous accroche, nous précipite. Il interroge le public, convoque sa mémoire, son lien à l’héritage et à la transmission. Nous met face à nos manques, nos pertes, nos morts. Le conteur convoque nos amnésies, interpelle notre mémoire collective. Il frappe aux portes de l’inconscient. Ses questions nous chavirent, la narration qui se démultiplie, nous renvoie à nos relations, à nos propres chaos.
Philippe Dormoy règne en maitre sur l’intrigue, tisse lui-même les fils d’une histoire qui feront de lui un pantin tragique. Sa ‘communion’ avec Lear met en relief l’ambiguïté de la toute puissance, c’est un hommage aux doutes, et le reflet de la fin d’une époque.
Un couvre-chef de papier le transforme en chef couronné. Le souverain de fiction travaille du chapeau, devient notre Gemini, emprunte la voix de son fou, pour désenclaver la conscience. Serions-nous tous des Kings, obnubilés par la flagornerie, prêts à bannir toute franchise ?
Prisonnier de ses personnages, le conteur s’éloigne du public, se bat pour ne pas disparaître, se débat pour continuer d’exister. Il lutte contre l’éparpillement, tente de rassembler ses dernières forces pour trouver sa vérité. Saute du mendiant au galopant. S’adresse à Shakespeare. D’un fil de fer se construit une cabane. Tire de l’abime ce bâtard d’Edmond, qui incarne sa ruine, semble soudain bien fragile face au crime, si humain devant la barbarie.
Le conteur a été comme Lear, confus, errant aux frontières de la folie, haï, trahi. Comme lui, il a été éprouvé et a découvert de quoi il était capable. Comme lui, il a été au bout de sa quête, au bout de lui-même. Avec ce petit masque dans le creux de sa main, sans autre accompagnement que le souffle du chant, il se noie dans ses regrets et meurt clairvoyant.

Lear conte à rebours
De Philippe Dormoy d’après Shakespeare,
Mise en scène Hassane Kassi Kouyaté
Avec Philippe Dormoy
Musique et chant de Valérie Joly
Scénographie Yves Collet
Décor Franck Lagaroje
Mise en son Thierry Balasse

Au théâtre de l’épée de bois à la cartoucherie
75012 paris
Du 1 au 13 avril 2014
Du mardi au samedi 20h30
Les dimanches à 16 h

Réservations au 01 48 08 39 74
www.epeedebois.com

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