À l'affiche, Agenda, Critiques // Critique • « Mademoiselle Julie » d’August Strindberg au Théâtre de l’Odéon

Critique • « Mademoiselle Julie » d’August Strindberg au Théâtre de l’Odéon

Mai 21, 2012 | Aucun commentaire sur Critique • « Mademoiselle Julie » d’August Strindberg au Théâtre de l’Odéon

Critique d’Anne-Marie Watelet

Une pièce anticonformiste au parfum de scandale en 1888. Qu’en reste t-il aujourd’hui?

Censurée dans son pays d’origine, la Suède, et autres scènes du nord, elle vit le jour à Paris en 1893. Depuis, les adaptations de Melle Julie sont légion. Ancrée dans la réalité sociale de cette fin de siècle, Strindberg y concentre ses révoltes, contre des conventions sociales qu’il abhorre, et renouvelle les codes de l’art dramaturgique. Représenter non pas ce qui se passe, mais comment ça se passe à l’intérieur des personnages, à la manière naturaliste, s’inspirant de Zola. La psychanalyse voit le jour, on découvre l’inconscient.

Désordre et volupté

Une nuit de la St-Jean. Dehors, les gens de maison festoient, tandis qu’à l’intérieur s’engage un jeu de séduction contre-nature entre Melle Julie, fille du comte, absent, et le valet Jean. Mus tous deux par des désirs contradictoires, et que la raison et les bienséances contrarient, leur combat les mène au bout de leur rage et de leur destin alors que point le jour.

Strindberg représente ses protagonistes avec une modernité assurée dans ce combat qu’ils livrent avec eux-mêmes et aussi contre un déterminisme étouffant : elle qui veut s’émanciper de sa lignée et du poids du père voit en cet homme attirant son salut; lui, parce qu’il a le goût et les dispositions pour s’élever, répond au désir de sa maîtresse d’inventer une nouvelle vie ensemble. Mais cet amour, éclos en quelques heures, ne peut pas être dans la durée, et c’est ce qui fait de la pièce une tragédie. L’auteur fait surgir des dialogues les failles d’une femme faible qui lutte pour son bonheur et en fait une femme moderne. Exprime également une ambivalence intenable qui brouille leurs désirs et se manifeste par des revirements violents entre amour et haine. Lui, l’homme fort, méprise la classe supérieure, et elle, refuse le déshonneur mais ne peut rester là. Moderne aussi, on le voit, ce «combat entre cerveaux », selon l’expression de l’auteur, dans lequel «le dialogue s’enrichit […] d’une matière qui (au fil de la pièce) est reprise, travaillée, répétée, développée, surchargée comme le thème d’une composition musicale » Par ce biais, oui, Melle Jullie est « jouable » encore et toujours, pour peu qu’une esthétique de mise en scène intelligente et sincère la porte jusqu’à nous. Car si cette figure féminine fascine pour sa quête de liberté, si le désir amoureux est intemporel, l’enjeu social et politique, présent à l’époque, est  loin derrière nous. Reste le jeu inflammable du couple qui se déchire.

Haut / bas : fragile !

Le vaste espace scénique est cerné de vitres, parsemé de fins troncs d’arbres : on y devinera la verticalité des rêves des personnages, de gravir les branches jusqu’au sommet, de descendre au fin fond de l’obscurité. Est-ce pour les mettre en perspective que Fisbach a choisi d’enfermer ses protagonistes dans un rectangle vitré, sorte de laboratoire où s’affrontent deux organismes vivants? Outre que cela peut donner au spectateur l’impression d’être voyeur,  c’est une façon de lui montrer la mécanique interne du désir et la complexité des motivations inconscientes ou non. Cependant, ces parois peuvent gêner : les voix sonorisées sont déformées et lointaines. Heureusement, les comédiens par moments s’en extraient. Le fond sonore évoquant la fête au-dehors souligne l’isolement du couple improbable, et l’on aperçoit au fond, par transparence, d’infatigables danseurs : plutôt superflus, ils diluent notre attention et la tension primordiale du jeu. Quant aux comédiens, Julie-Juliette sait remarquablement réunir le désarroi, la colère, la fatigue et les élans d’amour dans l’expression de son visage et dans son corps; elle dégage la fragile volupté de la belle Julie. Avait-elle d’ailleurs besoin de cette robe dorée, superbe, pour rayonner? Elle semble gênée, et doit l’ajuster parfois. Mais certes, elle est le signe de sa classe ! Nicolas Bouchaud campe le beau et sexy serviteur Jean. Corps grand et mince légèrement arc-bouté, il incarne parfaitement le valet, mais au-dessus des siens, poli et parlant bien. Il émane de lui une force incroyable, alors que son jeu et sa gestuelle subissent très peu de changements visibles ! La cuisinière, Christine, jouée par Bénédicte Cerutti, est bien à la place que lui confère Srindberg, un personnage secondaire, au jeu abstrait, occupée à sa besogne. Transparente, sans prétention, elle est juste.

Dans l’ensemble, on regrette de ne pas être préparé aux ruptures, brutales parfois, entre les silences voulus et travaillés cependant, et les jaillissements de cris. Cela perd un peu en réalisme psychologique.

Cette mise en scène et l’esthétique de la scénographie peuvent apporter un regain d’intérêt pour la pièce de Strindberg, dans cette «lutte à mort où chacun pousse l’autre à assumer jusqu’au bout le visage cruel de son désir.»




Mademoiselle Julie
D’August Strindberg
Traduction Terje Sinding
Mise en scène de Frédéric Fishbach
Avec Juliette Binoche, Nicolas Bouchaud, Bénédicte Cerutti et un chœur composé d’une quinzaine d’amateurs
Scénographie, lumière et costumes de Laurent P. Berger
Création de costumes d’Alber Elbaz pour Lanvin
Dramaturgie, assistant mise en scène Benoît Résillot
Collaboration artistique de Raphaëlle Delaunay
Coiffure et maquillage  de Sylvie Cailler

Du 18 mai au 24 juin –
Du mardi au samedi à 18h, le dimanche à 15h – relâche le lundi et le vendredi 25 mai

Théâtre de l’Odéon,


2 rue Corneille Paris 6°
Metro Odéon
Réservations 01 44 85 40 40

www.odeon.fr

Be Sociable, Share!

Répondre

You must be Logged in to post comment.