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Critique • « Jacques et son Maître » hommage à Diderot en trois actes de Milan Kundera à la Pépinière Théâtre

Mar 05, 2012 | Aucun commentaire sur Critique • « Jacques et son Maître » hommage à Diderot en trois actes de Milan Kundera à la Pépinière Théâtre

Critique D’Anne-Marie Watelet

« Jacques et son Maître n’est pas une adaptation ; c’est ma propre pièce … mon hommage à Diderot. » déclare Kundera. C’est tout à la fois trois rencontres : deux écrivains, deux siècles, deux genres roman /théâtre. De Diderot, il a gardé la forme libre du « roman-jeu » divertissant et sensuel.

La base du récit : un maître et son valet en voyage, au hasard des chemins. Qui sont-ils ? On l’ignore. Ce qui les conduit, c’est le récit que chacun fait de ses aventures féminines. Cela donne sur le plateau la présence de tous les personnages agissant dans les différentes anecdotes. Pas d’unité d’action mais trois histoires d’amour : celle du maître, celle de Jacques, celle de Mme de la Pommeraye racontées par Jacques et son maître, mais aussi par l’aubergiste, le Marquis des Arcis… . Histoires entremêlées, sans lien chronologique. De plus, les personnages-narrateurs s’interrompent, digressent à l’infini et devisent avec naturel et malice.

C’est cette fantaisie et cette liberté d’écriture, de ton et surtout d’esprit qui ont plu à Kundera chez Diderot, philosophe des Lumières qui, seul, a osé, une fois, transgresser les conventions du genre romanesque. Ainsi, nul réalisme ni étude psychologique (d’où l’anonymat des personnages), non plus qu’un contexte défini. Les hommes décrivent les femmes comme des objets de plaisir avec amoralité et sexisme, dirait-on, aujourd’hui, mais rien n’est à prendre au sérieux : infidélités, mensonges, complots, sont écrits et joués sur un mode comique. Il règne un érotisme débridé pour l’époque, gratuit parce que non justifié par les sentiments. Jacques avec son franc-parler populaire titille le désir de son maître « elle avait un de ces culs ! », dit-il avec une gestuelle suggestive pour en révéler le charnu tant aimé.

©Mirco Magliocca

On s’amuse beaucoup dans les chassés-croisés. Le spectateur suit avec complicité les récits truculents, sans cesse entrecoupés par le jeu plein de gouaille de l’aubergiste (une femme appétissante pour le maître) qui est aussi Mme de la Pommeraye ; du fils Bigre trompé par Justine et son meilleur ami ; le jeu de Des Arcis qui « roule » son ami le maître, ayant tous deux la même maîtresse. Malgré ce beau désordre, la structure d’ensemble est cohérente, et sur ce point la mise en scène a évité le risque de perdre les spectateurs : c’est clair et on suit le fil. Le rythme, le ton, les gestes sont ceux de la comédie légère. Mais quand Jacques se pique de philosophie, selon son humeur, et avec la naïveté de son ignorance, il pose l’énigme de la détermination et du destin, de sa responsabilité ou celle de leur géniteur, l’écrivain : comme Dieu, il tirerait les ficelles des évènements?… Alors un halo de mélancolie tempère et suspend la joie épicurienne, essence même de ces variations romanesques. Comme Sganarelle, qui, étourdi par ses questions et sa curiosité, chute de son cheval et fait dire  à Dom Juan : « Voilà ton raisonnement qui a le nez cassé ! ». Pas étonnant que Kundera ait pensé entre autres à Don Quichotte et surtout à Tristan Shandy dont il admire tant l’auteur Laurence Sterne, pour son inventivité formelle illimitée du roman ludique !

Les comédiens incarnent bien le vieux grigou et son filou de valet. Le verbe haut, très assurés dans leurs déplacements et les dialogues à la langue populaire savoureuse, ils content leurs facéties avec une délectation communicative. Sur le plateau on crie, on festoie, on intrigue…  Bien, mais trop souvent sur le ton de la comédie bouffonne. Cela nuit à la légèreté en demi-teinte du texte de la pièce. Certaines scènes et entrées nous surprennent parce que pas préparées et une certaine précipitation dans le jeu au début peut agacer. On a l’impression que, rompus à l’exercice, l’habitude, a quelque peu, chez eux, remplacé la passion. Néanmoins, bravo pour la diction, la couleur dans le phrasé.

Une trouvaille dans la mise en scène : l’accordéoniste sur scène, qui rythme les différentes aventures, apporte une note encore plus festive, avec des élans nostalgiques.

Nicolas Briançon a cru bon de faire jouer les acteurs en costume d’époque. De même, quelques éléments de décor nous rappellent le XVIIIème. Ceci est une erreur, car si l’auteur précise : « costumes neutres et pas de décor »  c’est que cette œuvre a pour particularité littéraire de n’avoir pas d’ancrage spatio-temporel, ce qui ajoute à sa modernité exceptionnelle, relayée par Kundera.

Rappelons que sa réécriture de Jacques le Fataliste est née, comme une libération de l’esprit et de la parole, en 1970, malgré et à cause de l’obscurité communiste russe survenue en Tchécoslovaquie en 1968. Les traces que cette nuit a laissées en cet écrivain, ajoutées à celles des guerres mondiales, lui font dire : « Trente ans après, le maître et le valet de fin de partie, de Beckett, se trouvent déjà seuls sur la scène vide du monde. Le voyage est terminé. »

Jacques et son maître, hommage à Denis Diderot en trois actes

De Milan Kundera
Mise en scène Nicolas Briançon
Collaborateur artistique Pierre-Alain Leleu
Décor et Costumes Pierre-Yves Leprince
Assistante costumes Christine Bernadet
Lumière Gaëlle de Malglaive
Avec Yves Pignot, Nicolas Briançon, Nathalie Roussel, François Siener, Patrick Palmero, Philippe Beautier, Alexandra Naoum, Sophie Mercier, Hermine Place, Yves Bouquet.

À partir du 20 janvier 2012
du mardi au samedi à 21 h – matinée le samedi à 16h15
Pépinière Théâtre
7 rue Louis le Grand Paris 2ème
Métro Opéra –
Réservations : 01 42 61 44 16

http://theatrelapepiniere.com

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