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Critique ・ « Fragments d’un pays lointain » de Jean-Luc Lagarce, au Théâtre de la Tempête

Nov 21, 2013 | Aucun commentaire sur Critique ・ « Fragments d’un pays lointain » de Jean-Luc Lagarce, au Théâtre de la Tempête

ƒƒ Critique Anna Grahm

LAGARCE 482

 © Pierre Davy

« L’année suivante j’allais mourir »  Jean-Luc Lagarce

Il y a Louis, alias Jean-Luc Lagarce. Donc, d’abord, il y a Louis à sa table de travail, qui tape sur sa machine à écrire et qui s’arrête pour nous regarder entrer, Louis à l’affut des conversations, Louis à l’écoute des bruissements du monde, et sur son bureau, pêle-mêle, thermos, pommes à demi croquées comme celle du logo d’Apple, vieille radio à boutons, quelques livres, quelques photos, clopes et cendrier et ce bon gros téléphone à fil entortillé qui appartient au passé. Et à ses côtés, son alter ego, son ami de toujours, celui qui le surveille, le protège, celui que Louis appelle Longue date et qui souffre sans le montrer de la mort prochaine de Louis. Et puis il y a les morts, celui qui vient de disparaître que Louis a aimé, du moins le croit-il, tous ces disparus qui réapparaissent, qui l’attendent. Il y a Louis qui convoque tous les personnages de sa vie, les morts et les vivants, qui va, enfin qui veut, qui voudrait dire à ceux qu’il n’a plus revu depuis longtemps que son temps est désormais compté. Mais rien ne se dit facilement. Chez Lagarce, rien de la douleur n’est triste et sa parole bute, bégaie, balbutie, et ce qu’il faudrait dire de la mort qui vient est parasité par une foule de choses qui le ramène en arrière, du côté de la vie.  Louis a décidé de revenir voir sa famille, celle d’origine, celle d’avant, celle qu’il n’a pas choisi, Louis revient après des années d’absence avec Longue date et se retrouve confronté à eux, sa mère, sa sœur, son frère et sa femme et eux attendent des explications. Il était venu leur dire adieu mais eux attendent autre chose, veulent dire, eux, leurs manques de lui, leurs frustrations, leurs sentiments d’abandon à eux aussi. Car Louis est parti vivre sa vie, s’est choisi une autre famille et il revient lourd de silences, incapable de répondre à leurs doutes, muet soudain. Alors l’ami de longue date, celui qui l’accompagne, prêt à voler à sa rescousse, ment pour lui, parce qu’il vaut mieux tricher pour faire comme les vivants, alors on prend une chaise, on se sourit et on écoute. Il y a tous ses proches qui lui font des reproches et qui se justifient d’être ce qu’ils sont et il y a tous ses revenants qu’il a croisés ou imaginés, tous ces amours, ceux d’un soir, d’entre deux portes, celui auquel on s’est attaché jusqu’au bout, il y a tous ses secrets dont il n’osera pas, ne se permettra pas de parler.

Il y a la même scansion dans le journal de l’auteur, d’un millier de pages qui couvre une vingtaine d’années, et dans la pièce fleuve « Le pays lointain » qui a été écrite 3 mois avant sa mort. Il y a 11 très jeunes acteurs qui sont là, au cœur de l’action ou sur les cotés, tous toujours en scène à se côtoyer, en bandes dispersées ou un seul chœur comme chez Brecht. Il y a ces « enfants de Lagarce » qui évoluent, incarnent sur un plateau de 25 mètres de profondeur, les voyages et personnages du théâtre de Lagarce. Leur adresse est énergique, les situations émouvantes, le ton légèrement caustique.

Jean-Pierre Garnier démultiplie les espaces, cadre, concentre ou éclate les scènes, il y a ces retrouvailles décousues, désemparées, il y a cette fuite en avant qui fourmille de gravité et de joie de vivre. Fait se côtoyer le sang-froid et l’exaltation. Il y a l’émoi de la petite sœur Suzanne, saisissante de vérité et ce bouillonnement d’Antoine, le frère, qui ne peut pas lui dire tout son amour. Il y a des moments d’intimité sur un bout de table, à pleurer. Une danse érotique derrière un rideau transparent. La mère qui ne sait plus l’âge de son fils. Cette vidéo de ce que furent les moments heureux, quelques minutes à peine.

Et surtout il y a cette langue qui se corrige sans cesse, toujours à préciser un peu plus, avec ce mot qui s’arrête, se suspend, s’amende et se reprend, et ces phrasés sinueux qui s’observent, s’adoucissent, se retranchent et se régénèrent. Il y a ce dire et tous les non dits, ce dire rosse qui se dresse et qu’il faut raboter, ramener à la raison. Ce dire qu’il faut reconsidérer, remettre sur le métier, qui sans cesse se doit de réinventer une infinité de possibles. C’est fou comme tout cela nous semble proche, comme tout ce que l’on ressent nous ressemble, nous recentre et nous éparpille en même temps.

Fragments d’un pays lointain
De Jean-Luc Lagarce
Mise en scène de Jean-Pierre Garnier
Avec Maxime le Gac Olanié, Arthur Verret, Makita Samba, Anne Loiret, Mathieu Métral, Camille Bernon, Loulou Hanssen, Inga Koller, Benjamin Guillet, Harrison Arevalo, Sophie Van Everdingen
Scénographie et lumière Yves Collet
Collaboration artistique Naïs El Fassi
Création musicale Sophie Van Everdigen, Inga Koller
Vidéaste Mathieu Mulloy

Du mardi au samedi à 20 h – dimanche à 16 h

Théâtre de la tempête
Cartoucherie route du Champ-de-Manœuvre 75012 paris
Station Château-de-Vincennes. Sortir en tête de ligne puis prendre :
• la navette Cartoucherie garée près de la station de taxis (départ toutes les quinze minutes environ, premier voyage 1 h avant le début du spectacle)
ou le bus 112, arrêt Cartoucherie

Réservation – 01 43 28 36 36
www.la-tempete.fr

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