Critiques // Critique ・ « Europeana » de Patrick Ourednik, mise en scène de Raïs Raouf, Théâtre de la Loge

Critique ・ « Europeana » de Patrick Ourednik, mise en scène de Raïs Raouf, Théâtre de la Loge

Fév 07, 2014 | Aucun commentaire sur Critique ・ « Europeana » de Patrick Ourednik, mise en scène de Raïs Raouf, Théâtre de la Loge

ƒƒ Critique Anna Grahm

europeana-SOWPROG_21842

Une brève histoire du XXème siècle

Voilà un gamin qui commence par nous expliquer les américains en 45, de sacrés gaillards, qui, pieds contre têtes auraient mesuré 38 kilomètres ! Le ton est mutin. En costume marin et en culotte courte, il semble nous dire : attention moi je survole vous, vous allez creuser.

Et nous voilà partis à remonter des paquets de souvenirs, qui vont du début du siècle à l’an 2000. Il tire de son petit sac à dos des drapeaux tricolores et américains, s’émerveille de la découverte du soutien gorge. Il tire des fils, livre des évènements tout à trac, la mort de Dieu, la télé, Auschwitz, l’émancipation de la femme. Il se fiche pas mal de la chronologie. Met tout sur le même plan. On dirait un gosse qui joue aux Legos. On dirait qu’il prend les épisodes au hasard, qu’il les mélange pour essayer de les coller entre eux. On dirait qu’il s’amuse à démonter le déroulement du siècle, il regroupe pêle-mêle les propositions qu’il veut. Il reconstruit le monde à sa façon, une pièce après l’autre, déconstruit ce que nous savons. À ce stade, on craint la réécriture de l’Histoire et les oublis du procédé. Mais le gamin n’est pas aussi farfelu qu’il en a l’air et il nous livre aussi, de temps en temps, les analyses qu’ont pu écrire les historiens.  Il a l’art du télescopage. Il taille en pièce ce qui s’est fait de mieux et de pire, fait se rejoindre des époques différentes, accole des sujets à priori sans rapport, crée des rapprochements inattendus. Comme un enfant un peu idiot, sinon encore immature, il tente des inventaires, déroule nos clichés, les gens, les femmes, les fascistes. Quelque chose de dérisoire flotte, quelque chose d’effrayant aussi. Mais lui, continue, saute d’un sujet léger à l’horreur, sans paraître s’émouvoir. Il liste bon nombre d’innovations, traverse les relations hommes femmes et remarque aussi que s’il y a beaucoup plus de jouets, il y a moins d’enfants. Vérité ? Là on n’est moins sûr.

Il revient sur « l’avenir » du début du XXème siècle, les escaliers roulants, la sécurité sociale, l’eau courante, observe les spectacles ethnographiques, il constate que « les gens étaient racistes mais ils ne le savaient pas encore ». On est un peu bousculé par l’avalanche d’informations mais comme on a l’habitude, on tient le coup. Il brasse l’Histoire, passe de l’apparition de Barbie à la disparition des forêts, et cette apparente confusion nous apparaît de plus en plus inquiétante. Mais lui n’est pas déboussolé pour un sou. Non. Lui, il liste les nouveaux mots du XXème siècle, ponctue chacune de ses interventions avec sa boite à rythme, qui, peu à peu, elle aussi, devient de plus en plus trépidante. Mais lui, non, lui attention, il ne s’emballe pas, s’il juxtapose des faits à la vitesse de l’éclair, c’est de façon scolaire, comme s’il les récitait. Il reste là, au cœur du dispositif bi frontal, simplement espiègle, et empile avec un étonnement enfantin, communistes, nazis et le sexe au téléphone des années 80.

À l’aide de sa mappemonde en plastique, le candide nous parle de nos guerres et de l’embrigadement des peuples. Il porte à présent la folie du monde à bout de bras. La fait virevolter sur son doigt. Disserte sur le sens du sacrifice et du courage. Nous fait voir les monuments aux morts de la 1ère guerre, dit que « conserver la mémoire d’un événement ne garantit en rien qu’il ne se reproduise », chemine toujours d’un ton léger sur cette mosaïque, enjambe cette histoire en morceaux, pour arriver à « l’équilibre de la terreur ». N’en finit pas de faire des allers et retours, va de la liberté sexuelle des années 60 à la conquête spatiale. On fait le grand écart sur ces bribes de temps, on fait tout pour le suivre, on tache de suivre le flux et le reflux des idées qu’il balance, un brin ambigu. C’est un jeu de mémoire qu’il nous propose là, il semble que ce môme ait ingéré une bibliothèque et qu’il n’ait pourtant pas appris à se forger un jugement. Il mélange les catastrophes, les confronte, et ces incessants détricotages, découpages, recollages toujours émaillés de musique font rebondir notre propre appréhension de l’Histoire, réveille nos sens et le sens de l’avenir.

Le livre de l’écrivain tchèque Patrick Ourednik est un objet non théâtral qui traverse la démence du XXème siècle. Raïs Raouf choisit de le mettre en scène de façon très épurée. Pour incarner cette brève histoire de nos tragédies, il choisit un jeune acteur,  Arthur Verret. Brève d’une heure et demi qui par la grâce de son talent passe en un éclair.

Magnifique acteur qui comme un épouvantail nous met en alerte, avec son œil qui frise et ses gros godillots, nous met en perpétuelle tension. Magnifique acteur qui en toute simplicité, nous dévoile toute notre absurdité. Et nous laisse en creux, avec le vertige de cette nouvelle apathie qui a envahi nos esprits.

Europeana
De Patrick Ourednik
Mise en scène de Raïs Raouf
Avec Arthur Verret
Jusqu’au 7 février à 21 h

Théâtre de la Loge
77 rue de Charonne 75011 Paris
Métro : Charonne – Bastille – Ledru-Rollin
Réservation : 01 40 09 70 40

 

 

Be Sociable, Share!

Répondre

You must be Logged in to post comment.