Critique Dashiell Donello
Un poème dramatique
La pièce « Peer Gynt » (1867) ne renie pas son essence scandinave bien au contraire. Comme une fleur de montagne rare elle pousse sur le dos des Trolls et parfume de sa poésie un conte qui questionne la vie et les hommes. C’est aussi la fantaisie d’Henrik Ibsen (1828-1906) qui s’inspirant des contes norvégiens et de sa propre histoire raconte un peu de lui-même dans un monde rêvé et parallèle. Peer Gynt est un grand poème dramatique où le peuple de Norvège s’est reconnu dans l’imagination d’Ibsen.
Le personnage de Peer Gynt a l’obsession d’être soi. Il a du mal à distinguer le rêve de la réalité et veut voler à dos de renne pour fuir les brumes des fjords norvégiens. Dans ce pays où les cloches des églises font décamper les Trolls, il voit la suie et la poussière comme de l’or. Il dit que sa mère est une reine et il affabule sa vie. Mais peut-il vivre sans illusion ? Et peut-on priver Peer Gynt du mensonge qui façonne sa vie ? Une vie dont il ignore que sa réalisation heureuse est tout à côté de chez lui. Là-haut dans la montagne, il y a la petite cabane de Solvejg où dit-on : « le maître n’était jamais chez lui. Un maître qui serait devenu personne ». Car tout n’est que pelure d’oignon.
© Brigitte Enguerand
Peer Gynt, malgré son infidélité et son arrogance, est attachant et sympathique. Ce coureur de jupons est égoïste, menteur, veule et lâche. Il ne veut pour rien au monde partager sa liberté. L’amour de Dieu serait aussi une illusion, et le diable un pauvre fondeur de bouton, l’ironie d’Ibsen est clairement dirigé vers ses contemporains et leurs légendes. Dans ses pérégrinations Peer Gynt devient marchand d’esclaves, prophète d’occasion, et presque roi des Trolls. Et comme eux, il se suffit à lui-même. Pourtant il n’oublie jamais sa mère. Il revient vers elle pour l’accompagner dans une mort douce et affabulatrice, sur un lit de féerie. Il est cher de payer de sa vie sa naissance ! Dit-il dans les bras de Solvejg lors de leur retrouvaille.
La fable de Peer Gynt imaginée par Eric Ruf, est une longue virée rocambolesque qui rompt avec l’ordinaire pour vivre une épopée rêvée par l’évasion du héros vers lui-même. La richesse de la Comédie Française c’est sa troupe. La moindre réplique est servie par des comédiens excellents. Entre autres, sur le rail de lui-même, à la vitesse d’un wagon fou, Hervé Pierre ne nous fait pas de numéro d’acteur, mais nous donne toute la sincérité qu’un un tel rôle impose. Il le respecte et grandit avec lui. Il est Peer Gynt à chaque étape de sa vie. On retrouve avec joie la grande Catherine Samie impressionnante diva de la prose. Serge Bagdassarian chante son roi des Trolls et joue de lui-même en des notes raffinées. Florence Viala endimanchée d’herbes et de fleurs a l’aura des jours de fête. Les costumes de Christian Lacroix et la musique originale de Vincent Leterme (avec un clin d’œil à Grieg qu’il n’oublie pas) font paraître le noir blanc, le grand petit et le crasseux propre. Des vrais Trolls pour ainsi dire !
La mise en scène d’Eric Ruf est pertinente et précise dans les scènes à peu de personnages, mais devient un peu confuse dans les scènes chorales. Est-ce que la cause est scénographique ? Pourtant cette scénographie est intéressante : un chemin de champagne où passe une voix ferrée avec un wagon musical qui se transforme en trône de roi des Trolls, en bateau essuyant une tempête, ou bien encore en convoi funèbre. Elle est à la fois un atout et une entrave au jeu des comédiens. Elle donne parfois des longueurs aux scènes. Prise entre deux gradins elle semble se réduire comme dans un entonnoir. Devait-elle être plus large ? Dans les scènes de groupe, on manque d’espace et on est confiné à l’étroitesse. Passé cet inconvénient les plus de quatre heures trente de spectacle semblent s’écouler à la vitesse d’un renne au galop. Le grand mérite d’Eric Ruf c’est de nous faire parvenir ce poème dramatique sans esbroufe et avec clarté.
Ibsen en grand dramaturge transcende le folklore pour nous mener aux confins de nous-mêmes, car cela dépasse largement la Scandinavie et ses légendes. S’il nous perd dans un labyrinthe aux issues incertaines, c’est pour mieux nous révéler la sortie.
Peer Gynt d’Henrik Ibsen
Mise en scène et scénographie Eric Ruf
Texte français François RegnaultAvec Catherine Salviat, Catherine Samie, Claude Mathieu, Michel Favory, Éric Génovèse, Florence Viala, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Bakary Sangaré, Stéphane Varupenne, Gilles David, Suliane Brahim, Nâzim Boudjenah, Jérémy Lopez, Adeline D’hermy
Et
Romain Dutheil, Cécile Morelle, Emilie Prevosteau, Samuel Roger, Julien Romelard, Floriane Bonnani, Hervé Legeay, Vincent, Françoise Rivalland
Assistante à la mise en scène : Alison Hornus
Assistante à la scénographie : Dominique Schmitt
Collaboration artistique : Léonidas Strapatsakis
Costumes : Christian Lacroix
Lumières : Stéphanie Daniel
Travail chorégraphique : Glysleïn Lefever
Musique originale : Vincent Leterme
Réalisation sonore : Jean-Luc RistordDu 12 mai au 14 juin – à 19h – Dimanche à 15h- relâche les mardis.
Salon d’Honneur du Grand Palais
Accès Square Jean Perrin, avenue du Général Eisenhower, Paris 8e
Métro Champs-Elysée-Clémenceau ou Franklin D. Roosevelt
Réservation: 0825 10 16 80
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