Critiques // Critique • « Une femme » de Philippe Minyana, mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo

Critique • « Une femme » de Philippe Minyana, mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo

Mar 27, 2014 | Aucun commentaire sur Critique • « Une femme » de Philippe Minyana, mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo

ƒƒƒ critique de Denis Sanglard

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© Elisabeth Carecchio

 Dans la chambre d’Élisabeth…

Il y a la chambre d’Élisabeth, ‘la femme’, chambre où cohabitent vivants et mourants. Élisabeth veille sur les uns et les autres. Dans la chambre d’Élisabeth les souvenirs percutent le présent, et le présent est peut-être déjà un souvenir. Dans la chambre d’Élisabeth le temps est à l’œuvre qui vous broie. Les vieux perdent la mémoire, chient dans leur couche. La maladie ronge les amis. Il y a l’amie de longue date, il y a l’amie qui veille, il y a le père, les maris, les enfants. Et la forêt, qui envahit bientôt la chambre. Cette forêt qui entoure Élisabeth, cette forêt traversée d’étranges joggeurs, cette forêt dans laquelle elle s’engloutit, happée mystérieusement, définitivement. Élisabeth c’est le poids du chagrin. C’est toute l’humanité dans ce poids-là, dans cette femme-là. Rien de triste pourtant. Élisabeth est forte de son chagrin. Mais quand celui-ci l’envahit, la submerge, celle qui veille, madame Paul, est toujours là pour à son tour consoler.

Un monde finissant

C’est une épopée intime, c’est un portrait de femme délicat et saisissant. C’est une allégorie de notre monde finissant. C’est tout cela à la fois. Un conte traversé par la mort au travail. Mais comme toujours avec Philippe Minyana rien n’est jamais simple. Les situations semblent banales, les conversations le sont. La langue est raffinée. Mais s’engouffrent bientôt des évènements étranges que nul ne semble voir ou considérer comme tels. Ce sont des volets que l’on entrouvre, comme ceux qu’Élisabeth passe son temps à ouvrir et fermer, qui laissent deviner un autre monde, intime et mystérieux mais qui bientôt envahit tout le plateau. C’est le passé qui submerge le présent, les souvenirs qui vous envahissent et vous étouffent doucement. Comme cette forêt dont les arbres s’abattent dans la chambre, poussent et font de cette chambre une autre forêt où errent des fantômes indélicats, des joggeurs égarés.

Philippe Minyana est un poète qui explose avec beaucoup de délicatesse les codes de la théâtralité. Il y a quelque chose de très subtil dans cette façon d’amener les spectateurs dans un univers en pente glissante à partir de trois fois rien, qui immanquablement nous transporte ailleurs sans que nous ne protestions. Nous sommes comme ses personnages qui ne s’étonnent de rien parce qu’au fond tout ça, ce merveilleux, c’est de l’ordre de la normalité. Il ne peut en être autrement. Ce que nous voyons sur le plateau et que les personnages ne voient pas, ou refusent de voir, c’est ce petit décalage qui leur rend sans aucun doute la réalité tout à la fois insupportable et vivable. Plus que la réalité c’est l’expérience de cette réalité et de son vécu, son ressenti profond que dévoile Philippe Minyana. Élisabeth c’est la voyante de Rimbaud, celle qui voit au-delà. Un au-delà certes bien prosaïque mais qui lui donne la force de s’extraire de sa condition. « Temps je t’ai eu ! », c’est cette victoire qui rend à Élisabeth sa liberté. En fait un personnage épique. Car Philippe Minyana ne rend en aucun cas contradictoire ce terme d’épopée intime. Son théâtre est grand de ces petites gens, de ces figures singulières. Avec beaucoup d’attention Philippe Minyana donne un destin à ces figures qui se révèlent universelles.

« Tu lui diras… »

Et ce qui donne aussi toute sa force au texte de Philippe Minyana c’est sans nul doute la complicité étroite avec ses interprètes. Une Femme fut écrit pour Catherine Hiegel et Marcial Di Fonzo Bo. Ces deux-là, on le sent, sont étroitement liés par l’écriture du dramaturge et son univers poétique. Avec les autres acteurs, dont Laurent Poitrenaux et Helena Noguerra, dont on ne dira jamais assez combien c’est une grande actrice, ils forment une bande. Cela se ressent. Très fort. Et c’est rare. Catherine Hiegel est une Mater Dolorosa, une Mère Courage, un fichu caractère qui vous fiche une sacrée émotion. On ne pleure pas, ce n’est pas le genre de la maison, rien de lacrymal. Au contraire. Tout ça est formidable de distance et de retenue. C’est très drôle au contraire, grotesque parfois. La mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo est ainsi d’une intelligence qui multiplie les registres sans jamais trop appuyer. Il laisse suffisamment d’espace entre les répliques et les scènes pour que se glisse insidieusement quelque chose d’irrationnel, d’extravagant. Même et surtout dans le silence. On s’attend ainsi à voir surgir du réel l’inattendu, pas même déçu quand il ne vient pas parce que l’on sait qu’il est tapi là, quelque part. Cette mise en scène est une réussite car elle explore l’écriture de Philippe Minyana au plus près, elle donne à voir véritablement, concrètement son écriture et son univers. La dernière réplique est une merveille qui peut à elle seule résumer tout ça, mieux encore que ma chronique. « Tu lui diras… » Nous n’entendons pas la suite, Élisabeth a déjà disparu. C’est dans ces points de suspension, cette formidable et soudaine ouverture que tout réside, que se niche le monde d’Élisabeth, Élisabeth elle-même. Et le théâtre de Minyana.

Une femme
De Philippe Minyana
Mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo
 
Scénographie et lumière Yves Bernard
Musique Étienne Bonhomme
Costumes Anne Schotte
Perruques et maquillages Cécile Kretschmar
Assistant à la mise en scène Maxime Contrepois
 
Avec Marc Bertin, Raoul Fernandez, Catherine Hiegel, Helena Noguerra, Laurent Poitrenaux

Du 20 mars au 5 avril 2014, petit théâtre
Du 9 avril au 17 avril 2014, grand théâtre
Du mercredi au samedi à 21h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h

La Colline – Théâtre national
15 Rue Malte Brun
75020 Paris
Réservations 01 44 62 52 52

www.colline.fr

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