Critiques // Critique • « Oublie tout, et souviens toi », Chorégraphie Takuya Muramatsu, La Maison de la Culture du Japon

Critique • « Oublie tout, et souviens toi », Chorégraphie Takuya Muramatsu, La Maison de la Culture du Japon

Nov 16, 2013 | Aucun commentaire sur Critique • « Oublie tout, et souviens toi », Chorégraphie Takuya Muramatsu, La Maison de la Culture du Japon

ƒƒƒ Critique Denis Sanglard

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 © Junichi Matsuda

« Oublie tout, et souviens toi ! ». Un titre énigmatique pour une création qui vous foudroie… Dairakudakan est de retour. Compagnie de danse butô créée par Maro Akaji, le grand vaisseau du chameau présente deux nouvelles créations à La Maison de la Culture du Japon.

Le butô n’existe pas. Il existe autant de butô que de danseurs. Ce qui définit le butô est dans le rapport que le danseur entretient avec le monde, son appréhension, sa capacité à lire les signes qui s’offrent à lui et de les recracher. Signes extérieurs et intérieurs. Ce qu’il apprend n’est pas une série de postures ou de positions. Ce qu’il apprend est justement le contraire. Apprendre à lâcher prise. Là où le mouvement importe uniquement dans leur nécessité sémantique, leur urgence. Il se doit de disparaître, être vide. Le butô est l’art de la métamorphose. Ainsi il faut lâcher son moi pour atteindre un état de perception qui fera du danseur la pierre ou l’arbre, le fœtus ou le vieillard, le noir ou le blanc. Un danseur butô se vide et se remplit, se fragmente, se multiplie au gré des métamorphoses. Comme l’exprimait avec justesse Kazuo Ohno,  fondateur de cette danse des ténèbres avec Tatsumi Hijikata, « danser pour se tuer et se retuer sans cesse. » Plus que la virtuosité ce qui importe est un état de tension permanent, le mouvement interne, invisible et secret. Être un danseur butô c’est danser l’être dans sa fragilité et sa complexité,  briser les tabous,  rire de la mort. C’est désincarner le corps pour le désincarcérer de ses peurs. C’est être laid et grotesque. La beauté n’est pas la règle, le mouvement se doit d’être juste au regard de l’expression aussi énigmatique et bizarre puisse-t-il paraître.

C’est à Takuya Muramatsu, danseur de la compagnie depuis près de vingt ans, que Maro Akaji a confié cette nouvelle création. Après le stupéfiant « Dobu » il y a deux ans, c’est aujourd’hui une plongée abyssale et vertigineuse dans le cerveau de ce danseur. S’interrogeant sur la mémoire et l’oubli, leur incidence sur le mouvement lui-même, entre réflexe et intension. C’est un voyage au centre de la conscience humaine. C’est une vie traversée du mensonge de vivre, de la possibilité du suicide comme ultime recours et dernière intention. Un corps sans mémoire n’est il qu’un corps sans volonté, sans conscience et sans mouvement ?

Corps blancs et quasi nus, Takuya Muramatsu et les sept danseurs qui l’accompagnent ne dansent pas. C’est bien au-delà. Corps dilatés, entre tension extrême et relâchement complet, corps expressionnistes grimaçants ou simplement présents, d’une présence aigüe et douloureuse, c’est toute l’humanité qui s’engouffre dans ces faces blêmes et ces corps blanchis. Le moindre signe de la main prend une ampleur démente et insoupçonnée. On peut y voir là, dans cette main qui oscille doucement, un délicat hommage à Kazuo Ohno dont ce fut l’un des derniers gestes de danseur. Ils ne dansent pas, ils sont l’incarnation de la danse dans ce qu’elle peut avoir de profond et d’ancré dans l’inconscient de chacun. Quelque chose de l’ordre du sacré. Gestes quotidiens sublimés, même se pendre devient un geste artistique violemment engagé et magnifique. Gestes entravés et corps manipulés, Takuya Muramatsu pratique l’art du Shibari dont il use ici comme d’une métaphore. Le shibari, art japonais du bondage sans la connotation sadomasochiste propre aux occidentaux, permet sur le plateau de manipuler en suspension un corps devenu inerte. C’est tout simplement époustouflant. Même un filet de cordes croisées, devient un cerveau en folie où les danseurs, devenus neurones s’entrechoquant, désarticulent Takuya Muramatsu. La corde ici entrave, désarticule, relie, sépare. Il y a quelque chose de terriblement organique soudain. Le corps encordé n’a plus d’équilibre, perd ses réflexes. Le danseur désarticulé est comme l’homme sans mémoire, il chute. Il lui faut se réinventer. Corps soumis à des réflexes sans intention, il devient un animal… Cette création nous emmène aux confins de la conscience humaine. Les métamorphoses successives des danseurs sont vertigineuses. Takuya Muramatsu s’enfonce dans une solitude terrible. Le dernier tableau est bouleversant. Sans mémoire l’homme, isolé de tous,  n’est plus qu’un enfant qui découvre son corps, un vieillard à l’antichambre de sa fin. Son corps devient la mémoire vivante et oubliée d’une vie. « Oublie tout, et souviens toi ». Le titre prend soudainement tout son sens tragique.

 
Oublie tout, et souviens toi 
Chorégraphie Takuya Muramatsu
Direction artistique  Akaji Maro
Musique  Kenichiro, Miu Sakamoto
Direction technique  Katzuhiko Nakahara
Lumière  Noryuki Mori
Régie lumière  Mami Tabata
Son Satoshi oikawa
Costumes  Mika Tominaga
 
Danseurs Takuya Muramatsu, Ikko Tamura, Atsushi Matsuda, Tomoshi Shioya, Barrabas Okuyama, Daiichiro Yuyama, Naoya Oda, Yuta Kobayashi
Jusqu’ au 16 novembre 2013, 20h

Maison de la Culture du Japon
101 quai Branly 75015 Paris
Métro : Bir-Hakeim
 
Réservation 01 44 37 95 95

www.mcjp.fr

 

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