Critiques // Critique • « L’Homme au crâne rasé » de et avec Natali Broods et Peter van den Eede

Critique • « L’Homme au crâne rasé » de et avec Natali Broods et Peter van den Eede

Juin 07, 2014 | Commentaires fermés sur Critique • « L’Homme au crâne rasé » de et avec Natali Broods et Peter van den Eede

ƒƒƒ critique de Denis Sanglard

8-dekodiap1-2© Compagnie de Koe

« Je t’écoute et tu ne dis rien ! »
Un couple. Du moins se sont-ils aimés. Peut-être s’aiment ils encore. Sûrement, ils s‘aiment. Ils évoquent leur passé, évitent soigneusement le présent, envisagent l’avenir, ce qui les met de nouveau face à face. On parle. L’homme disserte, digresse. Une logorrhée verbale. On parle beaucoup. De tout. De rien. D’un frigo encastrable, d’un voyage en Grèce, de la chapelle Sixtine, de l’art Baroque, de l’art contemporain, d’autopsie… C’est bien ça justement ce dont il est question. D’une autopsie. Celle d’un couple déchiré qui ne s’avoue pas, ne veut pas s’avouer leur amour. Leur solitude. Leur errance. On parle, on parle pour ne pas dire ce qui est l’évidence et saute aux yeux. Et quand les mots ne suffisent plus, on en vient aux mains. Magnifique empoignade, valse chahutée, où les corps,
– enfin – s’étreignent, s’accrochent désespérément l‘un à l‘autre.
Ces deux là sur le plateau donnent cette impression incroyable d’inventer le texte, là, devant nous. Pas de l’improviser, non, mais de le vivre sans le « jouer ». Un naturalisme, un hyper réalisme, quasi cinématographique. Au début on pense même au cinéma d’Eric Rohmer. Seulement, et c’est complètement tordu, magnifiquement tordu, ils n’ont de cesse de souligner que oui, nous sommes bien sur une scène. Sortir de son rôle et demander à un spectateur un mouchoir en papier, une pastille mentholée, de la monnaie, s’adresser à lui comme un partenaire plus qu’un témoin, de fait opèrent-ils et dénoncent-ils une distance avec le propos énoncé de façon si particulière. Nous sommes dans le mentir-vrai, le paradoxe souligné par Diderot mis à nu. L’illusion de la réalité poussée à son extrême mais avec cette malicieuse idée de souligner quand même la théâtralité qu’ils ont soigneusement évidés de tout effet, de tout affect. C’est troublant, c‘est culotté. C’est intelligemment fait. Et de telle sorte que nous ne décrochons jamais du propos. Mieux même nous sommes littéralement embarqués, plus que témoins, acteurs. Et menteurs…
C’est drôle, et c’est cruel tout à la fois. Il y a comme un désespoir latent en ces deux personnages qui n’ont de cesse d’aller l’un vers l’autre en reculant, en s‘évitant. Toujours en distance prudente, il n’y a que le langage qui les relie et les perd tout à la fois. Tout se dit mais rien ne se dit. Jamais d’accord, ils s’agacent de leurs divergences qui les éloignent un peu plus chaque fois. Lui, particulièrement, pinaille, détaille, déraille. Les deux acteurs sont prodigieux dans ce jeu, ce ping-pong verbal, hyper réaliste et même parfois franchement surréaliste. Le texte, dont ils sont les auteurs d’après les pensées de Johan Daisne, est remarquable de justesse. Cette apparente logorrhée qui aurait pu sans doute être fastidieuse est ainsi jouée que nous sommes cloués, suspendus à ce qui se dit. Rien ne nous échappe. C’est drôle, c’est d’une ironie féroce, certes, mais ce qui se joue en creux, ce qui n’est pas énoncé importe tout aussi davantage. Plus sans doute. Dans ce vide-là se niche le désespoir. La parole est le marqueur d’un vide, d’un manque que n’arrive pas à combler ce dialogue ininterrompu, qui semble ne pas vouloir cesser. Et quand la parole s’assèche, c’est le corps qui se relâche dans une danse chaotique, désespérée. « Je t’écoute et tu ne dis rien » n’est pas le moindre des paradoxes de cette création originale. A découvrir, absolument, impérativement.

L’Homme au crâne rasé
Un spectacle de et avec Natali Broods et Peter van den Eede
Cie KOE
D’après les pensées de Johan Daisne
– spectacle à la mémoire de Laurent Hubrecht-
Traduction française et coaching linguistique: Martine Bom
Scénographie et création lumière: Mathias de Koning et Bram de Vreese
Création son: Pol Geusens
Technique: Bram de Vreese et Pol Geusens

Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris

Du 2 au 17 juin 2014 à 20h, relâche les 7, 8, 9 et 15 juin

Réservations 01 43 57 42 14
www.theatre-bastille.com

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