ƒƒƒ critique Anna Grahm

© Polo Garat – Odessa

« J’espérais m’en sortir à la façon des sages » Chanson de la fumée

L’ange des faubourgs ne sait pas dire non. C’est la bonté même. Alors sur la demande de son jeune ami Wang, le porteur d’eau, Shen-Te la prostituée accepte d’accueillir pour la nuit un dieu. Un dieu aux allures de père Noël noir. Un illuminé qui cherche s’il existe sur terre, une bonne âme. Mais dans le monde de Se-Tchouan, on a faim, on a froid, les personnages, le temps, les lieux, tout est chaotique, précaire, détraqué. Notre enquêteur divin, certain d’avoir trouvé en Shen-Te, la preuve « d’une existence conforme à la dignité humaine » décide, pour la remercier de sa générosité, de lui offrir 1000 dollars. Mais cet argent va-t-il contribuer à ce qu’elle reste telle qu’elle est ?Profitant de ce cadeau du ciel, la belle âme du Se-Tchouan, s’achète un petit débit de tabac aux allures de bidonville et devient malgré elle, l’incarnation de la providence. Accédant enfin à une vie respectable, elle attire les nécessiteux et a bien du mal à refuser son aide à tous ceux qui le lui demandent. Et son bon cœur va être mis à rude épreuve quand les pauvres (en nombre) et les riches (propriétaire, menuisier) viennent la piller. Pourtant elle va nourrir, loger, donner jusqu’à se faire dépouiller. « Voilà ce qui arrive quand on veut être meilleure que tout le monde » lui reproche-t-on. Incapable de freiner la recrudescence des demandes, Shen-Te va s’inventer une autre identité et se cacher sous l’apparence de son cousin Shui-Ta. Celui-ci en homme d’affaire avisé, n’a rien à faire de la bonté de sa cousine Shen-Te et repousse fermement toute espèce d’exigences et autres profiteurs de tous poils qui l’envahissent.

Mais l’amour s’en mêle. Voilà que notre bonne âme, la commerçante, la femme, est amoureuse d’un aviateur qui n’a d’yeux que pour son argent.

« Voici un homme qui arrive avec qui il va falloir compter » Bertolt Brecht

Cet homme s’appelle Jean Bellorini. Il interroge notre liberté, soulève nos contradictions, nous demande s’il nous reste un peu de pouvoir pour agir sur le monde. L’enquête que propose Brecht, il la déroule joyeusement millimétrée, turbulente, entre politique et poétique. Les acteurs sont humbles, ironiques, tonitruants. Ils forment un chœur soumis, dominé, déjanté. Ils savent tout faire, chanter à cappella le requiem de Mozart, jouer sous un rideau de fer, courir comme dans une BD. Ce sont des drôles de zigues, des musiciens, des magiciens. Ils créent des situations qui génèrent l’ambivalence, ils réinventent à la perfection nos imperfections, brandissent des règles que l’on accepte sans réserve.On est sous le charme de ces Deschiens, emportés par le récit, renvoyés à nous-mêmes. Comme le dit Shen-Te « votre ordre… m’a déchirée en deux moitiés », votre énergie nous a rassemblés, tous ces êtres, tous ces décors on les voit tous les jours, votre voix, votre poids devrait peser dans les débats d’aujourd’hui.

Cette troupe de 18 acteurs est un concentré de pépites. On plonge avec eux sous la pluie d’étoiles, on s’immerge dans la scène d’amour qui se passe dans la minuscule Vespa, on décide à l’avance de l’issue de la noce.

Avec eux, on cherche comment concilier la fragilité humaine et la dureté du monde. On voit cette main tendue que le monde s’arrache, ce terrain miné sur lequel on marche. On suit les traces de Shen-Te, sa force d’athlète époustouflante, ses tours de passe-passe désopilants.Et à chaque round, elle prend des coups, et à chaque reprise, elle se relève et le batteur nous fait partager ses battements de cœur et les chocs qu’elle encaisse. Nous sommes spectateurs du match, tout à la fois passifs et attaquants, perchés sur les épaules de cette petite prostituée, qui vacille à cause ‘ »d’un tout petit être qui se forme dans son corps ».Quels moyens a-t-elle pour faire régner le bien ? Comment rester droite quand on vous fait tourner la tête ? Quand le monde est un cirque qui a besoin de clowns, de dompteurs et d’animaux sauvages dressés à obéir.Shen-Te la perle rare, et son double Shui-Ta qui n’est pas une perle, finit par être confondue, finit par admettre devant le juge que malgré ses efforts pour s’en sortir, elle est toujours sur la brèche, au bord du malaise. Car il faut bien l’avouer tout ce qu’elle a voulu construire a fini par la détruire, à commencer par sa passion brûlante qui l’a consumée, cette histoire avec l’aviateur l’a perdue.

Jean Bellorini et sa superbe troupe fait valser l’indifférence du monde et l’on oscille avec eux entre égoïsme, sacrifice et honnêteté. Et ce vertige dans lequel Brecht nous embarque, cette tension chorale, férocement naïve, cette galerie de personnages malicieux et candides, nous fait frémir de bonheur, sans pour autant renier toutes nos inquiétudes.

Magistral, étourdissant, éblouissant, une soirée à ne manquer sous aucun prétexte.

La bonne âme du Se-Tchouan

De Bertolt Brecht
Traduction Camille de la Guillonnière et Jean Bellorini
Mise en scène, scénographie et lumière Jean Bellorini
Avec Danièle Ajoret, Michalis Boliakis, François Deblock, Karyll Elgrichi, Claude Evrard, Jules Garreau, Camille de la Guillonnière, Jacques Hadjaje, Med Hondo, Blanche Leleu, Côme Malchiodi, Clara Mayer, Teddy Melis, Léo Monème, Marie Perrin, Marc Plas, Geoffroy Rondeau, Hugo Sablic, Damien Zanoly
Costumes Macha Makeïeff assistée de Claudine Crauland
Création musicale Jean Bellorini, Michalis Boliakis, Hugo Sablic
Maquillage: Laurence Aué
Jusqu’au 15 décembre 2013
Du mardi au samedi à 20h – Dimanche à 15h

Les Ateliers Berthier
1 rue André Suares (angle du Bd Berthier) Paris 17
Métro : porte de Clichy
Réservations – 01 44 85 40 40
www.theatre-odeon.eu

Be Sociable, Share!

•