ƒƒƒ Critique Anna Grahm
Le théâtre fait son cinéma
C’est la rencontre du théâtre et du cinéma. Sur le plateau un bric-à-brac invraisemblable de maquettes de maisons, de petits trains, tables et écran en fond de scène, ordinateurs au milieu, caméras de toutes les tailles accrochées un peu partout, bras articulé pour la plus grosse, rails pour les travelling. Et des hommes et des femmes tout de noir vêtus.
C’est l’histoire d’une vie. On est dans l’atelier d’un savant fou. On voit les choses se faire à vue, on passe par l’œil de la caméra qui les magnifie. C’est un morceau de plastique sur lequel un index glisse comme sur une patinoire, c’est un tissu qui devient une mer agitée, un bac à sable qui est changé en désert. On est séduit, emporté, conquis par la danse de ces doigts projetés sur l’écran car, soudain, ils sont plus vrais que des hommes.
C’est l’histoire de petites mains au service de folles rencontres. Elles sont la figure de l’homme au service de la technologie. Elles se promènent au milieu de figurines microscopiques. Avec des bouts de ficelles, elles donnent vie à des personnages, sensibles, timides, féroces ou amoureux.
C’est aussi l’histoire d’une femme qui s’interroge sur son passé. Sur les rencontres qu’on met dans les armoires. Il y a des rencontres, dit-elle, comme des agrumes qu’on coupe en deux, qu’on presse et qui laissent ensuite juste une écorce un peu amère. Une caméra de la taille d’un stylo plonge dans le trou de sa mémoire pour tenter de retrouver tous ceux qu’elle a perdus.
C’est la découverte du dessus dessous de la création. Les effets spéciaux sont filmés en direct, on agite une lampe torche, on éclaire derrière une cloison de papier, on actionne un sèche-cheveux pour faire une tempête, on renverse un carton pour bouleverser un décor, on fait la pluie et le beau temps, c’est un travail millimétré qui exige des manipulateurs une extrême précision.
On voit ces deux mains qui couvrent toutes les attitudes humaines, concentrent tous les sentiments, crainte, timidité, force, colère, amour. Car il est évidemment ici question d’amour, cela parle de tout ce que l’on cherche à apaiser et de toutes ces rencontres ratées. On s’amuse d’ailleurs beaucoup de la très bancale vie de couple, de l’alliance improbable d’une main avec un pied. Chacune de ces scènes jouées avec des doigts nous est familière et nous emporte dans une rêverie toute poétique.
Mais si la nudité, la sensualité de ces mains témoignent de notre condition humaine, si les vivants que nous sommes se demandent parfois ce qu’il y a après la mort, la main du créateur, elle, brasse les liens qu’il existe entre le cinéma et le spectacle vivant, fait faire au spectateur de constants allers-retours entre les différents espaces, fait vagabonder notre regard de micros univers enfermés dans de petites boites à l’attraction quasi automatique du grand écran.
Et c’est tout doucement qu’une réflexion s’ébauche en creux. Soudain nous percevons que la fabrication artisanale est littéralement happée par le pouvoir secret des images. Soudain nous nous apercevons que notre regard supprime presque involontairement le présent immédiat pour s’abimer dans le présent magnifié de la fiction. Peu à peu nous réalisons que la performance nous offre un double regard qui à la fois s’attarde sur la façon de créer et, très vite, se soulage de l’exécution en quittant le hors-champs pour vérifier l’imaginaire qui remplit le cadre.
Au terme de l’expérience, nous réalisons à quel point nous sommes domestiqués par l’image, à quel point la mise en scène des petits gestes peut être engloutie, écrasée, compressée par la puissante logique de l’industrie du rêve.
C’est l’histoire de la chorégraphe Michèle Anne De Mey et du cinéaste Jaco Van Dormael, auteur notamment de Toto le héro. Ils écrivent ensemble un long métrage en temps réel, car c’est aussi l’histoire d’un long métrage éphémère. Le désir de mettre en avant les techniciens qui travaillent derrière les caméras est plein de signifiants et même désacralisé par la machinerie, le couple De Mey/Van Dormael et toute leur équipe nous offrent un impressionnant spectacle, bourré de magie.
Kiss and Cry
De Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael
Création collective : Grégory Grosjean, Thomas Gunzig, Julien Lambert, Sylvie Olivé, Nicolas Olivier
Chorégraphie et NanoDanses : Michèle Anne De Mey, Grégory Grosjean
Mise en scène et narration : Jaco Van Dormael
Texte : Thomas Gunzig
Scénario : Thomas Gunzig, Jaco Van Dormael
Lumière : Nicolas Olivier image Julien Lambert
Assistante caméra : Aurélie Leporcq
Décor : Sylvie Olivé
Assistée de : Elisabeth Houtart, Michel Vinck (Amalgame)
Assistants à la mise en scène : Benoît Joveneau, Caroline Hacq
Design sonore : Dominique Warnier
Son Boris Cekevda
Manipulations et interprétation : Bruno Olivier, Gabriella Iacono, Pierrot Garnier
Accessoiriste stagiaire : Sophie Ferro
Construction et accessoires : Walter Gonzales, Elisabeth Houtart, Anne Masset, Michel Vinck (Amalgame)
Conception deuxième décor Anne Masset, Vanina Bogaert, Sophie Ferro Régie générale : Nicolas OlivierAu Théâtre du Rond-Point
Du 19 juin au 7 juillet à 20h30
2bis avenue Franklin D. Roosevelt 75008Paris
Métro Champs-Élysées Clémenceau (ligne 1 et 13)
theatredurondpoint.fr