ƒƒ critique Anna Grahm
L’éclosion d’une femme
Il était une fois une jeune fille mariée à 15 ans qui se referme sur elle-même. Contrainte à l’exil pour suivre un homme plus âgé, elle devient sans importance. Et pendant des années, elle s’efface, s’oublie, s’évapore. Pourtant Ana a le choix. Elle ne le sait pas encore mais elle est sur le point d’agir.
Au clair de la lune la douce Ana rêve d’une idée qu’elle n’exprime pas. Et tout le long de la journée, elle s’emploie à l’éviter. S’arrime à ses habitudes, et emprunte le chemin du supermarché.
Longtemps elle se contentera de la case où on l’a mise, se bornant à tourner en rond à tout petits pas dans un espace dérisoire. Jusqu’au jour où elle se permettra de relire sa propre histoire.
Lire contient le mot lier. Ana entreprend un voyage intérieur, cherche à déchiffrer ce qu’elle a traversé et comprend peu à peu la révolte qu’elle avait bâillonnée.
Catherine Benhamou creuse les silences. Ceux qui cachent Ana. Ceux qui la découvrent. Elle dessine la silhouette d’une femme qui évolue derrière un écran, dresse le portrait d’une femme qui s’enterre, une femme sans terre, coupée de ses racines, de son pays, qui va progressivement sortir de son enfermement. Elle nous raconte la renaissance d’une femme.
Jusqu’ici Ana subissait sa vie. Jusqu’ici elle acceptait son invisibilité. Mais Ana n’est ni bête, ni transparente. Elle est « arrêtée ». Elle pense avec ses peurs. Et tout ce dont elle est capable reste pour elle un océan d’incertitudes qui la terrifie.
Quand elle commence l’atelier d’écriture, elle découvre que le langage est mouvement. Jusqu’ici elle vivait en marge du monde des vivants et voilà qu’avec les mots, elle sort de l’ombre.
Sur la toile de tulle noire tendue derrière elle, le mot mariage s’inscrit. A présent les lettres s’envolent et se redéposent pour créer d’autres mots. Pour Ana, décliner le mot mariage est une libération. Ana s’était soumise, elle avait renoncé, s’était neutralisée. A présent jaillissent d’autres sens, et voir tout ce qu’il contient lui fait entendre ce qu’elle étouffe. Rage, susurre-t-elle au micro. Tout ce qu’elle avait retenu, enfoui, enseveli au dedans d’elle, sort amplifié. Chacune de ses découvertes, la fait changer d’échelle, elle retrouve l’enfant qu’elle était, cette poupée de chiffon donnée comme un cadeau, jetée aux orties.
La marionnette qui la représente, qui est manipulée à la main, résume tous les blocages, les collisions muettes, et les pertes de mémoire. Recroquevillée sous la table, elle paraît soudain si humaine, si désemparée, qu’on a envie de la cajoler.
Jusqu’ici Ana n’était qu’un pion. Pourtant toutes les nuits, l’idée lui revient : tout laisser en plan et partir. Mais Ana freine des quatre fers. Comment s’orienter dans une ville quand on ne sait ni lire ni écrire, comment descendre à la bonne station de métro, trouver une rue, se repérer sur un plan, comment signer un contrat, aller à la banque.
Parce qu’elle va mélanger l’ordre des lettres et recomposer un autre rapport à la langue, cela va l’aider à éclairer son désordre intérieur, parce qu’elle va s’autoriser à repenser ce qu’elle croyait, elle va trouver la force de se transformer. Parce que le langage agit comme un révélateur, il la poussera à ouvrir un autre chapitre de sa vie.
Les projections du lettrage, le dédoublement des espaces et des personnages, le croisement de l’histoire vraie et de la métaphore, tout le parcours d’Ana, contribuent, avec poésie et pudeur, au combat contre l’illettrisme.
Ana ou la jeune fille intelligente
De Catherine Benhamou
Mise en scène de Ghislaine Beaudout
Avec Catherine Benhamou
La marionnettiste claire Vialon
Voix Émile Salvador
Vidéo Rosalie Loncin
Lumière Charly ThicotAu Théâtre Berthelot
6 rue Marcellin Berthelot à Montreuil
métro ligne 9 Croix de Chavaux
le 3 et 4 avril 2004
Réservations au 01 41 72 10 35
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