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Critique • « Acte sans paroles I », De Samuel Beckett, mise en acte Dominique Dupuy

Mai 29, 2014 | Commentaires fermés sur Critique • « Acte sans paroles I », De Samuel Beckett, mise en acte Dominique Dupuy

ƒƒƒcritique de Denis Sanglard

dupuy1© Patrick Berger

Un personnage muet, projeté sur le plateau, dont il ne peut visiblement sortir, aux prises avec des objets. Des actions simples. Pas une histoire mais un enchaînement d’actes déterminés par ces objets, trois cubes, qui descendent des cintres, y remontent. Une bouteille qu’on ne peut atteindre. Une pièce sans parole ponctuée de coups de sifflet qui obligent. Et cet homme qui réfléchit, marmonne. De moins en moins. Nous sommes donc en présence d’un personnage et d‘une situation qu’il ne maîtrise pas, ou si peu, et qu’il tente coûte que coûte de surmonter. En vain. Et de recommencer. Recommencer encore.

« En présence », le terme est bien exact, juste. Cette pièce radicale de Samuel Beckett est une mise en présence immédiate d’un corps se substituant à la parole où le mouvement, déterminé par les objets qui lui sont imposés, redéfinit la dramaturgie. Présence d’un corps soumis aux objets mais aussi aux didascalies très précises, minutieuses – tyranniques – de Samuel Beckett. Ce corps-là prend une densité formidable. Confronté à une action qu’il ne maîtrise pas, il doit opérer un dépassement de soi pour se libérer d’une théâtralité, d’une situation dramaturgique, dont il est de toute façon dépossédé. Le geste devient parole, langage. Un langage poétique, mystérieux, affranchi de toute référence. La radicalité de Samuel Beckett et sa modernité – encore aujourd’hui -, est d’avoir toujours donné à ses personnages, un corps. Ou son absence. Dominique Dupuy offre deux versions magnifiques, deux propositions qui se complètent et bouleversent, avec beaucoup de malice, les codes de la théâtralité. Il propose une première version, une première mise en acte, avec un circassien, Tsirihaka Harrivel. Idée originale que de proposer une autre vision, un autre univers. C’est un personnage toujours en suspension, aérien, toujours en déséquilibre ou du moins en équilibre précaire, prêt à chuter. Un personnage tête en bas, pieds au ciel comme cet arbre descendu des cintres, auquel il ne réussira pas à se pendre. Une magnifique énergie explosive et contenue. Une jeunesse éclatante d’insolence, agile, pied de nez tragique à l’absurdité d’une situation sans issue.

2e18a9c06e93d432916a0288eba21aa2© Théâtre National de Chaillot

Et puis lui succède Dominique Dupuy… qui prouve magnifiquement qu’un corps défait ne défait pas la danse, n’est pas une défaite. Ce qu’il apporte sur le plateau c’est tout simplement la quintessence d‘une vie dansée arrivée à un point de concentration extrême. Ce n’est plus de la danse, non. C’est au-delà, bien au-delà. Comme Kazuo Ohno, fragile vieillard obstiné, sublime onagata butoh, dansant sa vie et celle de la Argentina d’un simple geste de la main ou Buster Keaton, dans « Film » de Samuel Beckett, au corps alourdi mais à la présence fragile et forte à la fois. Dominique Dupuy a l’économie extrême du geste et la précision attentive du mouvement. C’est d’une poésie folle. D’une grâce à tomber. Qu’il ouvre lentement la main et déplie doucement les doigts, et c’est tout un paysage qui se déploie. Un corps à l’énergie maîtrisée, domptée pour danser encore et autrement. En cela Dominique Dupuy est aussi un personnage Beckettien. Son corps porte une mémoire, celle de sa danse mais semble-t-il celle d’une vie. Une vie dansée. Comme un danseur butoh justement sa danse est désormais à l’intérieur, vient de l’intérieur. Ce qui se danse ne se voit pas. C’est une énergie nourrie d’une vie et de son expérience. Si la danse ne se voit pas c’est que le corps tout entier est danse. Et le corps vibre, palpite de cette pulsion vitale là, nourrit chaque pas, chaque mouvement. Il offre une lecture poétique, un langage nouveau. Une harmonie dicible et stupéfiante. L’acteur/danseur est ainsi en présence absolue, il est « là ». Le personnage a beau ne laisser filtrer aucune émotion, le danseur/acteur se refuser au jeu, le geste, le mouvement dans sa relation avec l’objet trahit magnifiquement cet état de neutralité imposée. Rien ne nous est donné, pas de clef, mais cela nous transporte au-delà de la représentation, au-delà de ce qui n’est pas énoncé. Un moment de grâce suspendue.

Les deux propositions d’Acte sans paroles I loin de se contredire, de s’opposer, sont en parfaite cohérence. Elles répondent de la même exigence et de la même interrogation. Ce sont deux réponses possibles pour un même questionnement. Comment représenter ce qui n’est à priori pas représentable…

Quand débute le spectacle ces deux-là qui s’avancent vers nous, émergeant lentement de l’ombre, offrent une image stupéfiante. Ils sont le résumé possible d’une vie, son commencement et sa fin, celle de ce personnage aux tâches vaines et la préfiguration d’un destin absurde. Le résumé de cet « Encore » propre à Samuel Beckett, ce que marmonne autrement un court instant Dominique Dupuy: « La fin est dans le commencement et cependant on continue. »

Acte sans paroles I
De Samuel Beckett
Mise en acte : Dominique Dupuy
Avec : Dominique Dupuy, Tsirihaka Harrivel
Scénographie et lumières : Eric Soyer
Assistant à la mise en acte : Wu Zheng
Avec l’équipe du Théâtre National de Chaillot

Théâtre National de Chaillot
1 place du Trocadéro
75116 Paris

Du 23 mai au 30 Mai 2014 à 19h
Salle Maurice Béjard

Infos et réservations 01 53 65 30 00
www.theatre-chaillot.fr

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