Critiques // Critique • « Ubu enchaîné » d’après Alfred Jarry

Critique • « Ubu enchaîné » d’après Alfred Jarry

Mar 19, 2012 | Aucun commentaire sur Critique • « Ubu enchaîné » d’après Alfred Jarry

Critique de Rachelle Dhéry

Cornegidouille ! Père Ubu est enchaîné ! Merdre alors…

L’inébranlable Ubu, prénommé François (comme Rabelais), ancien roi de Pologne et d’Aragon, docteur en pataphysique, comte de Mondragon, comte de Sandomir, marquis de Saint-Grégeois, enfin… Père Ubu, ne veut plus être roi. Puisqu’il tue toujours tout le monde sur son passage, il veut être esclave à présent, réduisant à néant les rêves de gloire de Mère Ubu. Il trouve son bonheur dans la soumission, son épanouissement dans l’esclavage et quémande le fouet à corps et à cris, tout en réclamant des pantoufles confortables pour ses pieds sertis de boulets. Mais esclave ou pas, Père Ubu continue de terroriser les foules et de tuer tous ceux qui croisent son chemin. Esclave par choix et agissant comme bon lui semble, il se fait vite enfermé après avoir été jugé. Mais son attitude et son zèle en font un prisonnier-roi, finalement libéré, pour le plus grand bonheur de sa dame.

« La liberté, c’est l’esclavage. »

Alfred Jarry écrit cette suite d’Ubu roi et Ubu cocu, en 1899, qu’il veut comme une « inversion des signes », une contrepartie radicale pour son personnage fétiche et monstrueux. De roi tyrannique, l’homme devient esclave…tyrannique. Et sous l’apparent grotesque des personnages se cachent la question de la liberté, la notion de pouvoir et celle de la tyrannie.

« Il ne faut pas laisser les hommes libres prendre trop de libertés. »

Dans la mise en scène de Dan Jemmet, qu’on peut voir actuellement à l’Athénée Théâtre, l’univers ubuesque semble prendre vie dans le quotidien dérangé d’un homme (le conteur Giovanni Calò) en apparence bien rangé. Ce qui semble au départ être le délire d’un enfant jouant seul dans sa chambre et recréant tout un univers, prend chez cet adulte atteint de folie aigüe, une toute autre dimension : le ridicule de la situation fait certes rire, mais il est surtout effrayant, dérangeant et limite malsain. Dans son fantasme alcoolisé, et grâce au jeu brillant et clownesque de Giovanni Calò, qui semble lui-même étonné d’en arriver là, et parfois confus, vis-à-vis du public, les toasts deviennent des hommes libres, et un œuf, le caporal. Enfin, je ne dévoilerai pas tout, ça ne serait pas drôle. L’homme, en marionnettiste de la pensée, ouvre et ferme, à sa guise, le superbe castelet situé au centre de la scène, dévoilant ainsi, les personnages tant attendus : Père et Mère Ubu, Éric Cantona et Valérie Crouzet, lui, grand-guignolesque jusqu’au bout des ongles, elle, dévergondée et bestiale, les deux complètement givrés, extravertis, agressifs, couards et grossiers, semblent s’en donner à cœur joie.

Proposant une évolution scénographique basée sur la redondance, la répétition, mais en même temps, apportant des variations brusques et inattendues, dans l’univers ubuesque grossissant de cet homme fou, Dan Jemmet a fait un pari risqué, en donnant à voir et à entendre un Ubu dépourvu de vérité, puisque fondu dans l’illusion d’un autre, et dont les mots et les pensées sont mis en abîme par un marionnettiste déchaîné. D’ailleurs, comme le nénuphar géant meurtrier de L’écume des Jours chez Boris Vian, le monde fou du conteur finit par l’engloutir tout entier, l’enchainant lui-même à ses créations, alors même que Père et Mère Ubu se libèrent et s’enfuient.

« Nous sommes libres de faire ce que nous voulons, même d’être libres ! »

Et puisque c’est quand même un évènement, il faut dire qu’Éric Cantona s’en sort à merveille sur cette scène, après avoir joué de nombreux rôles au cinéma et dans « Face au paradis », de Nathalie Saugeon. Le « King » du stade incarne un parfait Ubu, fort en gueule, ventripotent et à la gestuelle adéquate. Il serait par contre encore plus intéressant de lui faire travailler la nuance, pour donner encore plus d’ampleur au personnage.

Ubu enchaîné

D’après : Alfred Jarry
Mise en scène : Dan Jemmett
Avec : Giovanni Calò, Éric Cantona, Valérie Crouzet
Adaptation : Dan Jemmett, Mériam Korichi
Collaboration artistique : Mériam Korichi
Décor : Dick Bird
Lumières : Arnaud Jung
Costumes : Sylvie Martin-Hyszka
Assistante aux costumes : Magali Perrin-Toinin
Musique : Frank Frenzy

Athénée Théâtre
Du 16 mars au 14 avril 2012
Réservation : 01 53 05 19 19
Square de l’Opéra Louis-Jouvet – 7 rue Boudreau 75009 Paris
M° Opéra – Havre-Caumartin – Madeleine – St-Lazare – Chaussée d’Antin

http://www.athenee-theatre.com

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