À l'affiche, Agenda, Critiques // Critique• « Tabou » Laurence Février au Lucernaire

Critique• « Tabou » Laurence Février au Lucernaire

Sep 07, 2012 | Aucun commentaire sur Critique• « Tabou » Laurence Février au Lucernaire

Critique d’Anna Grahm

La parole vient

Laurence Février s’empare d’un sujet qui rencontre une réprobation sociale maximale et pourtant un nombre très faible de victimes de viols (5 à 10%) ont trouvé le courage d’en parler. Le spectacle frappe par son dépouillement. Des corps pour seul décor. Des corps, des chaises et des mots. Nous sommes à la lisière. Entre témoignage et théâtre. Toute ressemblance avec l’une de ces femmes est voulue, tous ces personnages ont existé. Une par une, elles vont dénoncer le crime qu’elles ont subi, nous voilà devant les faits qu’on leur demande de décortiquer, et les demandes abondent, insinuent, oppressent. Elles disent, redisent, répètent l’absence de consentement, prises dans le dilemme tragique d’établir des preuves. Alors elles réactivent le traumatisme, elles réexpliquent, à la police, à la justice, à la société, rendent compte étape par étape jusqu’à la nausée.

Nous sommes embarqués, entrainés par « la ronde » incessante des questions. Cinq cas, cinq femmes, cinq situations passent au tatami du doute et repassent par l’enfer et se surpassent pour répondre aux interrogatoires. La victime est-elle vraiment une victime si elle se lève, si elle se relève, si elle sort du silence pour désigner son bourreau. La victime est-elle crédible, digne d’être entendue, le dossier est-il défendable, faut-il instruire. Nous assistons à ce travail au corps qui insiste, incise, analyse les faits et les effets susceptibles d’être enregistrés. Où est-on. Dans un commissariat, chez le juge, à la cour d’assise. La parole se force à petits pas feutrés, s’efforce de sortir de la crainte, la parole prend corps pour s’opposer à ceux qui se défaussent, qui nient, éliminent excluent la réalité de l’autre, convaincus leur impunité. Et cette parole si souvent refoulée (qu’en est-il du tabou des tabous, la parole des hommes estimé à 19%, chiffre sans doute sous estimé), la parole si souvent tue, ici, sur les planches du petit théâtre rouge, prend le dessus, et précise, et procède, et provoque la colère, et l’indignation, cette parole frappe fort par sa cruauté, résonne la lenteur des procédures qui attendent un remède.

La parole devient action

Cinq magnifiques comédiennes incarnent avec pudeur et retenue, le calvaire de ses femmes qui ont osé parler. Sans larme, ni cri, ni pathos, le jeu déroule son exigence de justice, sa volonté de reconnaissance du statut de victime, une tension contenue de bout en bout qui rend perceptible cette résolution de tenter de faire reculer ce fléau. Une femme sur cinq dans le monde « consent » à un rapport sexuel imposé par la violence. Tous les jours le monde est témoin d’agression sexuelle. Tous les jours de petits propriétaires auraient une licence implicite sur autrui, des maitres du monde auraient le contrôle absolu sur leurs butins. Tous les jours quelqu’un s’empare d’un être humain pour en faire sa chose. Au XXIème siècle, des hommes changés en bêtes, violent pour asseoir leur pouvoir, assouvir leurs pulsions, régler leurs frustrations. Plus question de taire l’abominable délit nous intime la mise en scène qui déroule sans le dire les chiffres noirs d’une prise de conscience qui ne fait que commencer (qui pourrait engorger les tribunaux si elle venait à se renforcer). Viennent en tête les viols intrafamiliaux, la violence des proches qui touchent les enfants, sont décrits les climats de terreur morale et physique des viols conjugaux si difficiles à déclarer, viols entre « égaux » reconnus depuis 1986, progrès qui a permis un accompagnement des plus démunies. La honte, fer de lance pour maintenir les victimes dans l’isolement s’efface lentement, viols de proximité, viols collectifs, viols d’initiation, viols de la revanche, de la vengeance, toutes les couches de la société sont pénétrées. Se payer le corps d’autrui, souiller l’altérité,  renforcer l’ordre des genres, le spectacle de cette douleur nous fait entrevoir le difficile processus de dénonciation, fruit souvent d’un travail intérieur, d’une lente maturation, prouver pour punir, (bien que la condamnation ne suffise pas à la réparation), tenir parole contre parole. Vient l’action qu’entreprend l’irrespectueuse Gisèle Halimi qui toute sa vie a arraché les baillons du conservatisme pour faire avancer la cause des femmes. Laurence Février s’avance à la barre, sobre, forte, et très simplement s’empare de la plaidoirie du procès d’Aix, et nous voilà dans le rôle des jurés, des parents, des amis, nous voilà sur le banc des citoyens. Remués par le raisonnement virulent d’une avocate forte en gueule qui en 78 dénonça la domination, la profanation, l’humiliation, nous sommes saisis par l’immobilisme politique qui perdure. Quelle société voulons-nous construire. Comment éliminer ces comportements déviants. La féministe américaine Susan Griffith, comme tant d’autres, réclame de transformer la société en profondeur et pose cette question : et si le vrai violeur était le système patriarcat.

Tabou
De Laurence Février
Avec Véronique Ataly, Carine Piazzi, Mia Delmaë, Françoise Huguet, Laurence Février, Anne-Lise Sabouret

Du 5 septembre au 21 octobre à 20 heures – Dimanche à 17 heures

Le lucernaire
53 rue Notre-Dame des champs, 75006 Paris
Métro : Notre-Dame des Champs
– Vavin – Saint Placide
– Raspail
www.lucernaire.fr
Réservation : 01 42 22 26 50

Be Sociable, Share!

Répondre

You must be Logged in to post comment.