© benoîte Fanton
ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia
Così fan tutte, vraiment ? On n’en finit pas de se demander si cette œuvre est misogyne ou au contraire d’une grande modernité, comme une apologie de l’autonomisation féminine. La seconde option est en tout cas défendue par la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker qui signe la mise en scène de cette nouvelle production au Palais Garnier, laquelle avait été créée à ** en 2022.
Six danseurs de la compagnie Rosas servant de doubles aux six chanteurs de l’opéra bouffe de Mozart viennent transcender cette œuvre si paroxystique de la tension entre le désir et la fidélité. L’argument est simple et bien connu : deux couples sont mis à l’épreuve par Don Alfonso qui soutient que toutes les femmes sont volages. Devant les dénégations de ses amis Ferrando et Guglielmo, il propose un jeu de dupes, qui va en réalité tromper et bouleverser tout le monde sauf son initiateur.
L’idée des doubles est ingénieuse, bien que déjà expérimentée par Anne Teresa de Keersmaeker dans Vortex temporum. Les personnages ne sont ni jumeaux, ni Jason. Les danseurs ne sont pas les exacts miroirs des chanteurs, mais opèrent comme des pensées qui divaguent, qui accompagnent des corps, soulignant l’écart fréquent entre la raison et le cœur ; les cœurs qui s’emballent et virevoltent au loin, ou se rapprochent parfois. Toutes les ambiguïtés de nos êtres parfois tiraillés entre la conscience et l’appétit, entre les convenances et la soif de liberté, entre la morale et le plaisir, entre la retenue et la séduction. Les corps qui s’attirent comme des aimants ou se repoussent, qui se trémoussent tout près sur des talons hauts (de la facétieuse Samantha van Wissen en particulier) ou divaguent (faussement car selon une logique géométrique dessinée au sol propre à Anne Teresa de Keersmaeker) au loin (avec moults moulinets de bras et jambes de Carlos Garbin notamment), qui se meuvent en harmonie avec les voix ou les corps des chanteurs, jusque dans leurs costumes, souvent alignés en demi-cercle et gestes lents des avant-bras et des bustes qui s’inclinent latéralement ou s’offrent et se ponctuent de discordances allégoriques par des échappées dans tous les recoins de cet immense plateau immaculé (peinture blanche et panneaux transparents).
Point de dissonances du côté du superbe plateau vocal. La soprano Vannina Santoni est une Fiordiligi superbement inquiète, la mezzo-soprano Angela Brower est une Dorabella magnifiquement joyeuse et solaire, la soprano Hera Hyesang Park présente une Despina pleine d’assurance et d’autorité mais tout en agilité et avec un jeu de comédienne très abouti, le baryton-basse Gordon Bintner et le ténor Josh Lovell forment avec brio le duo de Guglielmo et Ferrando, et le baryton Paulo Szot impose un magistral Don Alfonso.
La chorégraphe belge poursuit ainsi avec virtuosité son travail sur Mozart (Mozart/Concert Arias en 1992 à Avignon, dans la Cour du Palais des Papes) pour cette œuvre testament du compositeur autrichien (jouée un an avant sa mort). On en sort tout à la fois léger et interpellé, avec la sensation merveilleuse de voir pour la première fois cette œuvre pourtant écoutée à foison et il se passe tant de choses simultanément sur scène que l’on aimerait s’offrir le luxe de revoir ce Così fan tutte une seconde fois.
© Benoîte Fanton
Così fan tutte de Mozart
Livret de Lorenzo Da Ponte
Direction musicale : Pablo Heras-Casado
Mise en scène et chorégraphie : Anne Teresa de Keersmaeker
Chef des chœurs : Alessandro Di Stefano
Décors et lumières : Jan Versweyveld
Costumes : An D’Huys
Dramaturgie : Jan Vandenhouwe
Avec : Vannina Santoni, Angela Brower, Hera Hyesang Park, Josh Lovell, Gordon Bintner, Paulo Szot
Et les danseurs de la compagnie Rosas : Cynthia Loemij, Samantha van Wissen, Marie Goudot, Julien Monty, Michaël Pomero, Bostjan Antoncic
Jusqu’au 9 juillet 2024
Durée 3h25 (avec entracte)
Opéra national de Paris / Palais Garnier
Place de l’Opéra
75009 Paris
Réservations : www.opera.fr
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