À l'affiche, Critiques // « Corbeaux nos fusils sont chargés » texte de Kunio Shimizu, mise en scène de Yukio Ninagawa, au Théâtre de la Ville

« Corbeaux nos fusils sont chargés » texte de Kunio Shimizu, mise en scène de Yukio Ninagawa, au Théâtre de la Ville

Déc 10, 2014 | Commentaires fermés sur « Corbeaux nos fusils sont chargés » texte de Kunio Shimizu, mise en scène de Yukio Ninagawa, au Théâtre de la Ville

ƒƒƒ article d’Anna Grahm

dz8a1539_2© Maiko Miyagawa

Le mot corbeau véhicule à lui seul une foule de croyances à travers le monde. Mais quelle est l’alchimie qui a bien pu transformer ces corbeaux japonais – symbole d’amour filial – en une communauté haineuse avide de vengeance ? Tout commence par une image radicale. Des corps incubent dans des aquariums, enroulés comme des fœtus, ils maturent en silence dans des couveuses. Surgissent alors au milieu d’eux, deux jeunes gringalets qui viennent de dégringoler d’entre les travées, s’amusent comme des enfants à se renvoyer une petite balle, un brin rigolards, une balle qui s’avère être une bombe. Qui finit par exploser. Bruits épouvantables, et fumée, s’ensuit un tribunal avec son rituel compassé, ses jeux joués d’avance, s’ouvre alors le procès de ces deux étudiants révoltés, coupables plus de leur ennui que d’actions vraiment politiques. Pour appuyer leur dire, la grand-mère de l’un deux va vouloir témoigner. Mais face à la raideur des juges, il n’y a pas d’alternative possible. La cour est prise de court.

C’est alors que descend des hauteurs de la salle, une marée silencieuse de têtes neigeuses aux démarches fragiles, c’est ainsi qu’un groupe de vieilles femmes glissent vers le plateau, toutes harnachées de leurs bouts d’histoires, de baluchons sous le bras et du portrait de leur petit fils sur le dos. Une communauté corbeautière plutôt culottée envahit peu à peu le plateau sous les yeux éberlués des juges. Et c’est avec stupeur que les sourdes oreilles regardent cette récréation bruyante modifier le cours des choses. Car c’est avec une aisance badine qu’elles investissent la place, croassent, raillent, déplient nattes, déroulent couvertures, sortent des paniers, bouteilles, casseroles, graillent et font sécher leur linge, c’est avec un naturel confondant qu’elles installent un désordre hallucinant, provoquent une anarchie réjouissante qui transmute la haute cour de justice en une petite cour des miracles.

Partout de vieilles échevelées babillent et déshabillent en un tour de main juges et avocats qui se retrouvent honteux, en chemise et caleçon. L’odeur des mâles est chassée par les odeurs de cuisine et le mot conscience fait hurler de rire ces vieilles harpies. Du haut de leurs 70 printemps d’expérience de la vie, elles estiment qu’il est temps de prendre la place des juges. Nous font voltiger d’un procès à l’autre. Dans l’halètement des haines, ceux qui sont « plus à l’aise pour accuser que pour défendre » n’en mènent pas large. D’autant que les accusations invraisemblables vont bon train. D’autant que de ces flancs courbés jaillissent des couteaux qui transpercent « ceux qui n’ont pas accomplis leur devoir humain ». Et les corps poignardés – qui s’accumulent – sont jetés dehors. Et l’avocat en slip a beau s’époumoner pour réclamer des circonstances atténuantes, la sentence de mort tombe comme un couperet. Une figure de la sagesse sans pitié.

La scène du lynchage sera donnée au ralenti, les vieilles tigresses armées de balais, cannes, cuillères, parapluies et club de golf vont anéantir les représentants de l’injustice. Tout se passera sans un mot, sans un cri. Avec des gestes lents qui démultiplient le temps. Une vision époustouflante de grâce et de cruauté.

Aux vociférations du gouvernement, elles érigent des barricades, quand l’un des jeunes corbillats cherche le sens de tout ça, il est déjà trop tard, le bain de sang des autorités fait tomber une à une les jusqu’aux boutistes. Et lorsque la mitraille s’arrête enfin, que le bruit assourdissant de la fusillade cesse, quand les hélicos s’éloignent des toits du tribunal numéro 8, ceux qui ne sont plus, se relèvent sans vie et dans la lumière blanche se figent comme des fantômes. L’arrêt sur image de ces chairs ensanglantées est ahurissant.

Tout ce qui s’offre à nous nous fait voyager, nous bouscule, nous saisit, nous émeut. Le feutre des pas, l’amorti des accélérations, la dynamique de groupe.

Le spectacle charrie avec lui les spectres atomiques que le Japon a subis. Depuis les années 70, les mises en scène spectaculaires de Yukio Ninagawa provoquent chocs, admiration et succès. Corbeaux !, une pièce écrite en 1971 par Kunio Shimizu dénonce la violence des contestataires de l’époque mais c’est à la mise en scène surtout que l’on doit la violence de nos émotions. Ce sont 56 interprètes – dont 36 ont plus de 60 ans et sont non professionnels – qu’il a fallu faire tenir ensemble avec chacun son rythme, sa place, ses forces et ses faiblesses. On croirait tous qu’ils dansent ou improvisent. C’est parce que Yukio Ninagawa remet les humbles et les âges vénérables dans le champ du réel, parce que chacun des tableaux de cette superproduction est stupéfiant de beauté, qu’il faut absolument l’inscrire au chapitre des souvenirs à ne pas manquer.

 

Corbeaux nos fusils sont chargés
texte Kunio Shimizu
mise en scène Yukio Ninagawa
assistant à̀ la mise en scène Sonsho Inoue
décor Tsukasa Nakagoshi
lumières Takahiro Fujita
son Shuichi Tomobe
Costumes Chihiro Tanabe
Coiffures & maquillage Yuko Sato
Chorégraphie de combat Naoki Kurihara
Avec 35 comédiens du Saitama Gold Theater & 25 comédiens du Saitama Next Theater
Du 8 au 12 décembre 2014 à 20h30

Théâtre de la Ville
2, place du Châtelet – 75004 Paris
réservations 01 42 74 22 77
www.theatredelaville-paris.com

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