© Agathe Poupeney
ƒƒ article de Nicolas Thevenot
Retirons cet air de fête aux accents dance et techno, cette assemblée joyeuse et colorée, scintillante, comme on se tirerait sous les pieds un fastueux tapis découvrant alors le vide qui siégeait à nos distractions. L’être mélancolique est par nature un animal absorbé, loup solitaire, isolé, même au milieu d’une foule enjouée. Cette humeur qui lui sied si bien, qui lui donne un air et une présence si théâtrale, elle tient lieu de programme à la dernière création d’Alban Richard, accompagné entre autres, pour ce voyage explorant les époques et les esthétiques du baroque au néo-futurisme, de l’ensemble L’Achéron, du beatboxer Ezra, et de la chanteuse lyrique Céline Scheen. Come Kiss Me Now se donne en lettres majuscules, comme la Mélancolie, qu’il invite à son bord : le chorégraphe travaille à l’exercice de citation, à la découpe du fait d’affect comme une silhouette que l’on aurait détourée de tout contexte. Quand bien même Come Kiss Me Now fait spectacle, cette pièce, composée à la façon d’un puzzle, d’un cabaret, enchaînant ses portraits, est avant tout une étude, instaure un rapport comparatif, investigue ce qui pourrait persister d’un même sentiment à travers les corps changeants au fil du temps. Le théâtre se fait studiolo, microscope grossissant une humeur qui a toujours fasciné les artistes jusqu’à ce qu’elle disparaisse à l’orée du XXIIème siècle (dixit le spectacle dans une saillie rétro-futuriste). Alors que le sol porte la trace de la projection d’un polyèdre, alors que certaines mines et moues affleurent dans un délicat leitmotiv, c’est la représentation d’une certaine Mélancolie, elle-même studieuse, qui vient nous hanter depuis la célèbre gravure d’Albrecht Dürer (Melencolia I). La mélancolie y est objet d’étude autant qu’elle s’abime dans l’objet de son étude. La forme et le fond finissent toujours par se rejoindre.
A jardin, une table est dressée à la manière d’une nature morte, et les violes de gambe s’y pressent pour un dernier festin de larmes. La mélancolie se fait souffle douloureux, lamento électrisant les lacrimae de la danseuse (Alice Lada). L’art et la manière en exergue, avec la distance critique que procure l’écart des siècles. La danse se fait signe, le corps et l’être posent et donnent le change dans une circulation purement sémiotique : l’affect n’est pas une affèterie mais une ligne stylisée, à l’épure sublimée. Et c’est à une cartographie culturelle que l’on participe, à la reconnaissance d’un territoire et de gestes survivants dont nous sommes les héritiers. Mais la Mélancolie peut aussi s’investir comme une physique des fluides ou une mécanique des corps, lorsque c’est la dynamique du souffle qui remplit et vide complètement notre enveloppe comme une baudruche, lorsque nos mouvements ne sont que la partie visible d’un gonflement de l’être et, à l’inverse, l’asthénie mélancolique, rabougrissant le corps de la danseuse (Chihiro Araki) à une poupée flasque sur une chaise, n’est que le symptôme d’un affaissement des limites existentielles du même corps par manque de souffle. Come Kiss Me Now concassera, concaténera, par la suite, les fragments de son discours démultipliant ses médias : musique, danse, poème, costumes, lumières, reprenant ainsi Eurythmics (Here come the rain again) dans un autre tempo, dans un autre son glacé de violes, la chanteuse harnachée d’une robe dont les plis et les volutes sculptent les vagues d’une mer déchaînée de tableau romantique. Spectacle d’une affectation, la proposition d’Alban Richard et de ses invités nous affecte comme un écho lointain, comme l’éclat d’une figure devenue style. Come Kiss Me Now, comme un impossible baiser, affirme son maniérisme contre l’air du temps.
© Agathe Poupeney
Come Kiss Me Now, conception et chorégraphie d’Alban Richard
Créé et interprété par : Chihiro Araki, Marie-Suzanne de Loye, Ezra, Alice Lada, Andreas Linos, Alban Richard, Céline Scheen, Sarah Van Oudenhove
Accompagnement dramaturgique : Anne Kersting
Assistante chorégraphique : Daphné Mauger
Programme musical live : Max Bruckert, Culture Club, John Dowland, Eurythmics, Ezra, Orlando Gibbons, Orchestral Manœuvre in the Dark, Soft Cell, Visage
Création musicale : Ezra, Max Bruckert
Arrangements musicaux : François Joubert-Caillet
Son : Quentin Bonnard, Max Bruckert
Livre-poème : Marie de Quatrebarbes
Scénographie, lumière : Jan Fedinger
Construction, scénographie : Valentin Pasquet
Costumes : Fanny Brouste, Rachel Garcia, Victor Molinié
Réalisation costumes : Yolène Guais
Régie plateau : Olivier Ingouf
Coach vocal : Zelda Rittner
Du 3 au 5 octobre 2024,
Mercredi 20h30, jeudi 19h30, samedi 17h
Durée : 1h40
Chaillot – Théâtre national de la Danse
1 place du Trocadéro
75116 Paris
Tél : 01 53 65 30 00
www.theatre-chaillot.fr
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