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Chaplin 1939, de Cliff Paillé, mis en scène par Cliff Paillé, Lucernaire

Sep 03, 2021 | Commentaires fermés sur Chaplin 1939, de Cliff Paillé, mis en scène par Cliff Paillé, Lucernaire

 

© Laurent Sabaté

 

ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

Chaplin 1939 est assurément l’une des pépites de la rentrée théâtrale parisienne.

La pièce de Cliff Paillé, créée au 1er Phénix Festival de Paris et qui s’est jouée dans le Off d’Avignon cet été, se concentre sur l’année 1939 comme le titre l’indique, qui est celle de l’écriture du Dictateur. Une idée folle que celle de vouloir « se payer Hitler », alors que le cinéaste anglais a enchaîné les succès à Hollywood, comme lui rappelle Sidney, son cher frère, venu une fois de plus le soutenir moralement dans ses périodes dépressives (quand il ne s’agit pas de cabotinage ou de simulation) entre deux créations. Une idée politiquement visionnaire que ce premier film parlant pour Chaplin qui ne croyait pourtant pas à cette évolution cinématographique et en avait retardé autant que possible la réalisation et réalise un coup de maître en donnant, sans la lui donner véritablement en créant pour lui une langue imaginaire, la parole à Hitler. Cette trouvaille du tomanien, est l’un des passages les plus réussis de la pièce, avec celui de la bulle de chewing-gum pour évoquer la fameuse scène du globe.

L’écriture fluide et riche de Cliff Paillé permet à la fois d’identifier ce moment clef dans la carrière du cinéaste britannique, en en révélant un portrait psychologique d’une grande finesse, à travers son rapport au travail, aux femmes, à la famille, qui mêle savamment l’humour à la gravité, faisant monter crescendo au fil de l’heure et quart de représentation une émotion qui ne résulte pas d’un portrait hagiographique, mais au contraire d’une présentation à la fois sans concession et empathique, offrant un condensé de la personnalité de Chaplin à travers son double Charlot et l’étonnant effet miroir avec Hitler/Hynkel. Sidney s’inquiète considérant que Chaplin est un artiste dont le seul rôle est de « divertir les gens », pas de prendre des risques en proposant un « discours politique ». Au contraire, Chaplin veut d’un « art qui ne se calcule pas », qui « se fout des risques », « qui crie, qui pleure, qui hurle et qui déplace les certitudes » ; il pense que son public « rit de l’injustice, de la violence du monde ».

Il sait que « personne, à Hollywood, ne fera rien contre Hitler » à part lui. De fait, personne n’aurait pu le faire comme lui, notamment en raison de ce fameux vol de la moustache ! Peut-on sérieusement envisager qu’Hitler ait adopté sciemment le signe distinctif le plus évident du personnage cinématographique le plus populaire de son temps ? Ce n’est pas une élucubration des personnages de Cliff Paillé, mais une hypothèse qui fait écho à l’analyse argumentée d’André Bazin, spécialiste de Chaplin, sur « l’effraction de la moustache » dans un article (« Pastiche et postiche ou le néant pour une moustache ») paru à la revue Esprit en 1945, qui prétend de manière plus contestable, en voulant démontrer la reconquête du postiche par l’artiste, que Hynkel est « la catharsis idéale d’Hitler ». Le Dictateur n’est toutefois pas le seul sujet de la pièce, même s’il sert de fil rouge à la quête d’identité, de deux êtres dans une quête furieuse et mégalomaniaque d’admiration et d’« amour des foules ».

Chaplin 1939 ne joue donc pas seulement sur le registre de l’engagement politique, mais davantage sur des ressorts psychologiques. La pièce s’ouvre par un instantané du génie en pleine création, jouant l’abattement devant Sidney, son aîné qui le soutiendra sans faille dans ses succès et ses échecs, dans ses hauts et ses bas, s’offusquant néanmoins du délire de sa vie sentimentale, car ainsi qu’il est rappelé sans complaisance, Chaplin aime « les matins » en amour, c’est-à-dire les jeunes filles mineures dont il multiplia les conquêtes et en épousa plusieurs, jusqu’à la dernière de trente-six ans sa cadette… En 1939, c’est Paulette Goddard, joliment incarnée par Swan Starosta, qui partage alors sa vie, après avoir joué dans Les Temps modernes et auquel Chaplin confie le rôle d’Anna dans the Great Dictator, dont Charlot est épris. Comme Buster Keaton, les personnages créés par les deux comédiens sont les amoureux romantiques à la scène qu’ils ne parviennent pas à être à la ville, souffrant tous deux incontestablement du syndrome d’abandon et incapables d’aimer autrement que dans l’amour de la séduction, impuissants à éprouver ce vrai amour qui « tétanise », « qui engage », « qui fait mal parce qu’on a peur qu’il s’arrête ». La relation de Chaplin avec sa mère qui donne sans doute des clefs d’explication à cette impuissance à accepter le bonheur et à le fuir, fait l’objet d’un magnifique monologue final sous une simple douche de lumière.

Romain Arnaud-Kneisky est absolument remarquable. Sans singer en aucune manière Chaplin, il en restitue toutefois discrètement certaines attitudes, tout en dégageant sa personnalité propre. C’est un équilibre extrêmement complexe à trouver pour un comédien et rarement atteint. Il est accompagné par une mise en scène à la fois simple, discrète, efficace et délicate. Un joli moment de théâtre qui rend hommage à une personnalité complexe, aussi humainement exaspérante qu’artistiquement admirable.

 

© Laurent Sabaté

 

Chaplin 1939, de Cliff Paillé

Mise en scène Cliff Paillé

Assistante à la mise en scène Sophie Poulain

Avec : Romain Arnaud-Kneisky, Swan Starosta, Alexandre Cattez

Scénographie Adeline Caron

Lumière Yannick Prévost

Vidéo Samuel Govindin

 

Durée 1 h 15

 

Jusqu’au 10 octobre à 20 h du mardi au samedi, à 15 h les dimanches

Le texte est publié par les éditions Cairn (editions-cairn.fr).

 

Lucernaire

53 rue Notre dame des Champs,

75006 Paris

www.lucernaire.fr

 

 

 

 

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