À l'affiche, Critiques // Bovary de Tiago Rodrigues au Théâtre de la Bastille

Bovary de Tiago Rodrigues au Théâtre de la Bastille

Avr 14, 2016 | Commentaires fermés sur Bovary de Tiago Rodrigues au Théâtre de la Bastille

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

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© Pierre Grosbois

La Bastille fait sa révolution ! La Bastille est assiégée, occupée ! Le théâtre Bastille déclare l’occupation de son lieu durant 68 jours exactement, du 11 avril au 12 juin. Un saut dans l’inconnu qui veut ignorer le résultat, réussite ou échec mais qui répond à une urgence, redéfinir le lien entre le théâtre et la cité. Tiago Rodrigues, le metteur de By Heart, cette lumineuse création qui nous avait enchantée ici même, inventant un autre rapport avec le public, mène cette insurrection qu’il définit lui-même ainsi « (…) Urgence de l’équipe d’un théâtre à questionner son rapport aux artistes et au public, en s’opposant aux rythme précipité (mais pas souvent urgent) de la consommation culturelle ; urgence des artistes à rencontrer le théâtre autrement, d’une façon qui leur permette réellement de s’inscrire dans la cité ; urgence enfin, d’un public qui désire habiter le théâtre comme quelqu’un qui déchiffre un mystère, en pariant sur le fait de ne pas savoir ce qui aura lieu ; âtre comme quelqu’un qui déchiffre un mystère, en pariant sur le fait de ne pas savoir ce qui aura lieu. »

Et ça commence fort. Très fort même. Tiago Rodrigues comme un pied de nez magistral au moralisme ambiant, louchant peut-être sur les déboires récents de Roméo Castelluci ou de Rodrigo Garcia dont Civitas et consort réac réclamaient la tête, met en scène le procès intenté par le ministère public à Flaubert lors de la parution en feuilleton de Madame Bovary. Procès pour immoralisme, apologie de l’adultère, atteinte aux mœurs et à la religion. Tiago Rodrigues avec beaucoup de doigté, de subtilité, doucement nous fait rentrer dans l’œuvre elle-même. L’avocat impérial, monsieur Pinard, dont Flaubert lui-même reconnait avec douleur et lucidité combien il a parfaitement compris son projet littéraire, contrairement à son propre avocat, n’est pas une brute mais bien un lecteur averti et fin. C’est aussi au style de Flaubert qu’il est fait procès à travers cet hommage paradoxal de l’accusation. Et de citations en citations, peu à peu c’est dans l’œuvre tout entière que nous nous immergeons, dans toutes ces pages qui envahissent le plateau et que foule les comédiens. Alors rien que de très logique de découvrir Emma Bovary elle-même, après tout c’est aussi son procès, sur le plateau, défendant sa cause, pages après pages. C’est d’ailleurs un portrait touchant qu’en fait Tiago Rodrigues. S’appuyant exclusivement sur l’œuvre il met à nu la mécanique implacable qui mène Emma Bovary au désastre. Elle qui ne cesse de rêver d’une vie « comme dans les livres ». Il faut ainsi voir l’exaltation d’Emma Bovary dans la scène du bal qui n’a d’égale que la souffrance de son insatisfaction. Ce basculement dans l’œuvre brouille peu à peu les frontières entre le procès, l’œuvre et sa reconstitution théâtrale et même le public pris comme témoin et sans doute aussi juré de ce procès insensé. Une mise en scène de l’œuvre donc qui se greffe au procès et voit les avocats endosser tour à tour qui Lheureux l’usurier ou Léon le jeune amant tout en bougeant les paravents qui servent de décors. Suprême ironie de voir également l’avocat impérial Pinard devenir Rodolphe l’amant d’Emma. Et pour brouiller davantage encore les frontières de plus en plus ténues entre l’œuvre citée mise en scène et le procès, dans une séquence hilarante et déroutante on ne sait plus très bien qui de Maître Pinard ou de Rodolphe embrasse avec fureur, goulument, Emma Bovary. Tiago Rodrigues, citations après citations, pages après pages démonte l’œuvre, la remonte tout en restant fidèle au style. Car c’est bien du style de Flaubert dont il est aussi question. C’est une dissection d’Emma Bovary, l’œuvre et le personnage éponyme et de la particularité de l’écriture de l’ermite de Croisset. Un personnage qui, comme le montre le baiser de maître Pinard / Rodolphe, déstabilise qui l’approche, Charles Bovary le premier. Et le lecteur. C’est à cette déstabilisation, dont le procès est le comble, que s’attache également Tiago Rodrigues. Parce que ce malaise devant une vérité nue, même littéraire, dénonce une société malade. CQFD.

On sait combien Flaubert, fils de chirurgien, aimait à regarder les cadavres de la morgue et observer les mouches qui se posaient de l’un à l’autre. C’est un peu ça cette mise en scène. Tiago Rodrigues dissèque l’œuvre au regard du procès et des minutes de celui-ci, observe les frottements entre les deux et restitue le tout avec minutie. Sa mise en scène pendule de l’un à l’autre, avec en écho le témoignage de Flaubert sommé de se taire lequel dans sa correspondance juge son procès, avant que de se métamorphoser en un objet théâtral intelligent, jubilatoire, pertinent et drôle. Avec suffisamment de distance pour faire jouer l’avocat impérial Pinard par une femme. Tiago Rodrigues fait ainsi résonner toutes ces pages noircies et dresse un portrait d’Emma Bovary sortie au bout du compte définitivement du roman pour devenir au choix un personnage théâtral, un caractère à part entière. Voir un symptôme, le bovarysme. Comment ne pas y voir aussi, par ce procès, le reflet à peine voilé de notre propre société déliquescente. Car le fond de cette affaire c’est bien aussi le rôle de l’artiste et de son engagement devant la morale et l’hypocrisie du ministère public autrement dit la norme sociale imposée. Cette mise en scène / mise en abyme, cette création est encore une fois une belle réussite. Elle touche à la grâce. Cela tient aussi aux acteurs, soudés autour de ce projet, complices talentueux et rigolards de Tiago Rodrigues, jouant avec une légèreté et un bonheur évident ce procès. Madame Bovary ce sont eux !

Bovary texte et mise en scène Tiago Rodrigues
D’après le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert et le procès de Flaubert
Avec Jacques Bonnafé, David Geselson, Grégoire Monsaingeon, Alma Palacios et Ruth Vega Fernadez
Lumières, Nino Meira
Scénographie et costumes Angela Rocha
Traduction française, Thomas Resendes

Théâtre de la Bastille
76, rue de la Roquette
75011 Paris
Du 11 avril au 17 avril 2016 à 20h, le dimanche à 17h. Relâche le 14 avril
Du 3 au 26 mai à 20h, relâche les dimanches, lundis, mardis et les 5/6/7 mai
Dans le cadre de l’Occupation
Ce soir ne se répétera jamais
Les mardis 10, 17 et 24 mai à 20h
Spectacles uniques crées par les 90 participants qui occupent le théâtre de la Bastille

Je t’ai vu pour la première fois au théâtre de la Bastille
Du 6 au 12 juin à 20h, dimanche à 17h, relâche le jeudi.
Réservations 01 43 57 42 14
www.theatre-bastille.com

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