© Danny Willems
ƒƒ article de Denis Sanglard
Plus qu’un portrait c’est une dissection que proposent de Madame Bovary Carme Portaceli et Michael de Kock. Bien loin de la gourde abreuvée de romans à l’eau de rose, ces romans d’amour pas même évoqués ici, c’est une femme complexe éprise de liberté et d’amour, loin de toute littérature, coincée dans une société bourgeoise et provinciale, bornée dont, lucide, elle connaît intuitivement les rouages et les contraintes qui la clouent, elle comme toutes les femmes de cette société, sans échappatoire possible devant une existence promise à la vacuité ordinaire qui les rongera. La remarquable adaptation de Michael de Kock se concentre autour du couple désaccordé que forme Charles et Emma. Charles épousé sans passion, mais avec l’espoir qu’il vienne un jour, concentre ici toute la détestation d’Emma. Pas tant lui, si insignifiant, que ce qu’il représente de cette société étriquée, de ce milieu abhorré par Emma qui lui assigne un rôle qu’elle se trouve incapable d’assumer, épouse et mère, incompatible avec son besoin d’émancipation qui l’écartèle entre son foyer et l’adultère. Le falot Charles qu’un splendide monologue, après la mort d’Emma, sauve malgré tout. Lui le mal-aimé qui n’a pas su aimer ni comprendre Emma. « Peut-être étais je incapable de la sauver » sonne ainsi comme un terrible aveux d’échec et ce « peut-être » son incompréhension et son aveuglement même après le suicide de son épouse. Les fleurs qu’il ne cesse de porter sur le plateau ne couvrent pas Emma mais bien sa tombe à venir, ce petit tumulus de terre à jardin qu’elle ne cesse de piétiner à chaque échec. Terrible métaphore d’un enfermement conjugal et adultère mortifère qui tue Emma à petit-feu et que paradoxalement l’arsenic délivrera. À peine sont-ils évoqués, Léon et Rodolphe, auprès desquels Emma se consume à en perdre la raison, d’exaltation en insatisfaction. Représentants ici de la muflerie masculine qui ne sauveront pas non plus Emma toujours plus exigeante dans cette quête d’amour absolu, cette « fièvre du bonheur », où le sexe lui semble être le premier acte d’une libération toujours retardée mais qui ne lui octroie, par ces deux, qu’un titre d’objet sexuel manipulé.
Du roman de Flaubert, Michael de Kock a dégagé l’essentiel, mis les nerfs et le cœur à nu, pour d’Emma faire un portrait ambivalent et bien plus subtil que tous les clichés que notre héroïne traîne après elle depuis la parution de ce roman scandaleux qui lui valut procès. Loin du symptôme dit « Bovarysme », c’est un portrait sensible d’une victime de son siècle, d’un patriarcat irréductible qui ne lui laisse, au final, aucune autre solution que de disparaître où dans un dernier geste désespéré Emma Bovary, désenchantée, se délivre d’une oppression masculine plus que de ses rêves avortés. Ce n’est pas la ruine par les dettes accumulées qui précipite sa fin, là aussi Michael de Kock expédie l’affaire, mais bien son regard sur une société qui lui dénie le droit d’être une femme libre. À ce titre, geste symptomatique, avant de mourir Emma retire le corset qui l’enserre, celui là-même que Charles lui avait mis lors de leur noce.
La force de cette adaptation et de la mise en scène de Carme Portaceli est justement de renverser avec raison la table et de représenter Emma Bovary non victime d’elle-même, de sa naïveté, ou si peu, que d’une société corsetée qui ne peut que précipiter sa chute. Dans cet espace clos et nu qu’est le plateau, d’une blancheur spectrale, Emma Bovary ne cesse de se cogner aux contradictions de sa condition et de ses aspirations. Il n’y a rien ici qui ne fasse obstacle au cœur battant du sujet, Emma Bovary. Maaïke Neuville, Emma Bovary c’est elle, est tout simplement grandiose qui arpente dans cette partition le plateau au pas de charge. Toujours en mouvement, quand elle ne se cabre pas, il y a chez elle comme un sentiment d’urgence. Loin de la cruche, c’est une femme toujours blessée, écorchée, mais forte, têtue, consciente et n’ayant pas d’autre choix, de l’impasse dans laquelle elle se jette. C’est une danse de vie, d’amour et de mort. Maaïke Neuville livre là une performance intense et lumineuse qui est sans doute le portrait le plus juste de l’héroïne flaubertienne, du moins en livre-t-elle une approche au plus près des intentions de Flaubert qui ne la jugeait pas mais l’analysait comme un entomologiste observe une mouche sur un cadavre. Pas de romantisme neuneu mais une vérité sèche et douloureuse qui claque, exprimée sans fard par Maaïke Neuville. À ses côtés Koen de Sutter, Charles, offre un contrepoint idoine et impeccable. C’est une présence en creux qui se révèle dans son abnégation et son étroitesse lors de la scène de l’opéra où éclate tout soudain, et à contrario, le malheur d’Emma d’avoir épousé cet homme si limité dans ses ambitions. C’est d’ailleurs en retirant du titre original Madame pour ne laisser que Bovary que l’on comprend que cette histoire concerne aussi bien Emma que Charles. Charles est sans nul doute la seconde victime de cette tragédie.
© Danny Willems
Bovary, mise en scène de Carme Portaceli
D’après le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert
Adaptation de Michael de Kock /KVS
Avec Maaïke Neuville, Koen de Sutter, Ana Naqe (chant)
Conception lumière : Harry Cole
Paysage sonore : Charo Calvo
Chorégraphie : Lisi Estaras
Dramaturgie : Geraldo Salinas
Assistants mise en scène : Inge Floré, Ricard Soler
Conception décor et costumes : Marie Szernovicz
Régie plateau : Davy De Shepper
Lumière : Dimi Stuyven
Son : Bram Moriau
Machinerie : Justine Hautenhauve, Willie Van Barel
Costumes : Eugénie Poste & Heidi Ehrhart
Surtitrage : Inge Floré
Traduction : Anne Vanderschueren, Trevor Perri
En flamand surtitré français
Jusqu’au 3 mai 2025
Durée 1h30
Rencontre avec Carme Portaceli le 3 mai à l’issue de la représentation
Théâtre Nanterre-Amandiers
Centre dramatique national
7 avenue Pablo Picasso
92000 Nanterre
Réservation : 01 4614 70 00
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