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Berlin mon garçon, de Marie NDiaye, mis en scène par Stanislas Nordey, Théâtre de l’Odéon

Juin 22, 2021 | Commentaires fermés sur Berlin mon garçon, de Marie NDiaye, mis en scène par Stanislas Nordey, Théâtre de l’Odéon

 

 

© Jean-Louis Fernandez

 

ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

Cinq minutes ne se sont pas écoulées de Berlin mon garçon que l’on est emporté par la musique propre à la langue de Marie NDiaye. L’ouverture par la juxtaposition de deux monologues, celui de Marina (la mère du « garçon ») et celui de Rüdiger (le loueur-colocataire berlinois) s’installe sans peine sur le grand plateau dénudé de l’Odéon, animé par le défilement incessant, mais non lassant, de magnifiques photos architecturales en noir et blanc de la ville de Berlin et surtout de Corbusierhaus (immeuble initialement de logements sociaux de la fin des années 1950 où l’écrivaine a vécu, devenu un spot résidentiel bobo).

Marina est donc la mère d’un garçon, jamais nommé, mais dont on comprend rapidement qu’il s’est enfui à Berlin pour tenter un ailleurs. Sans nouvelles de lui, Marina est partie à sa recherche. Elle doit comprendre ce qu’est devenu son fils, et surtout pourquoi il est parti. Elle fait le voyage depuis Chinon, petite ville de province (citée un nombre incalculable de fois durant l’heure 40 de spectacle), où elle semble mener une vie bourgeoise et ennuyeuse auprès d’un mari libraire qui semble avoir une responsabilité dans le départ du fils.

Les pensées de Marina sont intercalées dès le premier tableau avec celles de son loueur berlinois, avec lequel elle apprend dès son arrivée devoir cohabiter. Deux êtres en détresse qui se cherchent chacun à leur manière individuellement et qui vont se trouver ensemble.

Le troisième personnage essentiel est la ville de Berlin, l’Eden visiblement fantasmé par le fils comme par de nombreux jeunes les deux dernières décennies, où le travail était facilement accessible, les loyers abordables et les fêtes incessantes. Pour la mère, y débarquant, il s’agit au contraire d’une personnification des Enfers, un lieu de perdition où sont conduits les êtres naïfs et égarés, tels les enfants paresseux et menteurs du conte de Pinocchio qui a manifestement beaucoup inspiré Marie Ndiaye, ainsi que le metteur en scène Stanislas Nordey, lequel fait projeter entre chacun des cinq tableaux de la pièce des images en noir et blanc du dessin animé contant l’histoire du pantin de bois et sa transformation en âne après avoir cru au monde merveilleux que des vendeurs d’illusion lui présentaient en le conduisant à l’Ile aux plaisirs.

On sait par Marina elle-même que son fils « a écouté les voix qui lui promettaient qu’il ne serait jamais contraint ni observé ni tancé… » et qu’il a sauté « joyeusement dans la charrette aux roues enveloppées de tissus pour ne faire aucun bruit (…) sans prêter attention au triste regard des ânes qui emmènent le convoi, au regard glacé bleuâtre du petit homme (au) fouet rapide (…) de celui qui connaît la vie ».

Les autres rôles qui paraissent plus secondaires par rapport au propos principal de la pièce, sont néanmoins importants, tel Lenny, le père, encore sous l’influence quasi tyrannique d’Esther, sa propre mère. Elle parle à travers lui, lui dicte sa conduite, notamment d’aller chercher ce fils dont il préférait attendre le retour sans se poser trop de questions. Car comment s’expliquer le basculement dans la haine, comment faire face à sa propre responsabilité dans la chute de sa progéniture ?

Ces interrogations graves et puissantes, qui dépassent donc la seule question de la radicalisation par des questionnements sur la parentalité, l’éducation, l’élitisme, sont rythmées par une prosodie un peu hypnotique, qui insiste sur des sonorités chuintantes avec des références à Chinon et aux choucas, dont on ne comprend pas nécessairement ni la récurrence, ni le sens, autre que le jeu littéraire, ce qui peut être toutefois largement suffisant et en tout cas faisait (étonnamment) rire la salle de l’Odéon. L’épure inattendue de la mise en scène de Stanislas Nordey et la très esthétique scénographie d’Emmanuel Clolus (en particulier les deux Actes dans la librairie) permettent une écoute attentive d’un texte subtil où l’on se perd un peu parfois.

On ne saura jamais si le garçon est encore vivant, s’il est responsable d’un attentat ou autres actions terroristes, ce qui a finalement peu d’importance s’agissant du message de Marie Ndiaye, laquelle poursuit son œuvre de portraits de « femmes puissantes », Marina ayant incontestablement trouvé sa voie, de manière inattendue à la faveur de cette quête qui n’était possiblement que sa propre fuite, se dépouillant de la culpabilité, dans le chemin de sa propre vie, celui de sa liberté.

 

© Jean-Louis Fernandez

 

Berlin mon garçon, de Marie Ndiaye

Mise en scène Stanislas Nordey

Avec : Hélène Alexandridis, Claude Duparfait, Dea Liane, Annie Mercier, Sophie Mihran, Laurent Sauvage

Collaboratrice artistique : Claire Ingrid Cottanceau

Scénographie : Emmanuel Clolus

Lumière : Philippe Berthomé

Son Michel : Zurcher

Costumes : Anaïs Romand

Vidéo Jérémy : Bernaert

 

Durée 1 h 40

 

Jusqu’au 27 juin

Du mardi au vendredi à 20 h, samedi à 15 h et 20 h, dimanche à 15 h

 

 

Odéon – Théâtre de l’Europe

Place de l’Odéon

75006 Paris

www.theatre-odeon.eu

 

Tournée : Théâtre national de Strasbourg du 22 février au 6 mars 2022

 

 

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