ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia
Bartleby, the scrivener est une nouvelle du célèbre romancier américain Herman Melville, paru en feuilleton en 1853, pour des raisons probablement principalement alimentaires, en dépit de la publication peu de temps auparavant de son chef d’œuvre Moby Dick.
Le caractère énigmatique du texte, déduit de la fameuse expression récurrente dans la bouche du copiste, « I would not prefer to », dont la traduction elle-même a posé problème, a suscité de nombreux commentaires, hypothèses, passions et théories. Daniel Pennac fait partie des amoureux de la nouvelle et il y a consacré un livre et un spectacle (Bartleby mon frère, actuellement au Rond-Point que nous n’avons pas vu) et moult philosophes ont cherché à en éclairer le sens. Pour les uns comme Deleuze, Bartleby est une figure messianique, pour les autres comme Blanchot, une figure de la passivité, pour Derrida, un sacrificateur, pour Agamben, « l’ange du possible », ainsi que le résume Gisèle Berkman dans son « L’effet Bartleby ».
De fait, il est tentant de penser et écrire que Bartleby est un texte inclassable, dans la littérature et dans l’œuvre de Melville et une adaptation théâtrale de la nouvelle n’a dès lors rien d’évident. Nous n’en avions pas vu avant celle de Katja Hunsinger et Rodolphe Dana qui ont relevé le défi avec brio. Au texte fidèlement respecté, à quelques libertés anecdotiques près (notamment les surnoms de deux des trois employés et âge du patron) est alliée une dramaturgie efficace et des trouvailles scénographiques astucieuses et pertinentes. L’idée de remplacer les personnages physiques de Brioche (Dindon), la Pince (Pince-nez) et Gingembre par des plantes vertes fonctionne très bien. La performance de Rodolphe Dana qui prend en charge leurs rôles parlés n’en est que plus impressionnante.
Le tiraillement de la conscience qu’éprouve le juriste face à son copiste dont le comportement défie la raison apparente est extrêmement bien traduit corporellement par Rodolphe Dana qui signe une prestation remarquable en elle-même et dans le duo qu’il forme avec Adrien Guiraud aussi étrange qu’effrayant. On est loin de la fable comique qu’identifiait Deleuze, même si certaines des situations cocasses font rire le public. C’est la part sombre du scribe qui ressort bien de l’adaptation et l’interprétation des deux dramaturges. Leur Bartleby ne renie pas, voire met en valeur le côté précurseur de la littérature de l’absurde qui suivra, et qui révèle certaines préoccupations profondes de Melville. Mais l’adaptation théâtrale va en fait plus loin. Elle réussit la prouesse de faire le lien entre la littérature et les interrogations philosophico-politiques. A la beauté du texte littéraire toujours mise en valeur, notamment grâce à la diction parfaite de Rodolphe Dana, vient s’ajouter sa portée philosophique qui comprend une triple dimension (sociologique, politique et psychologique) S’il y a dans Bartleby des germes pour les personnages de Kafka et Camus des années à venir (Le détachement de Meursault ne doit-il pas un peu à celui de Bartleby ? La mort de Bartleby n’a-t-elle pas inspiré celle de K. dans le Procès ?), le spectateur-observateur est également placé en situation de poser son sur celui qui est différent. L’altérité peut se manifester de différentes manières : l’opposition, la revendication, l’autodestruction. Bartleby n’est pas un résistant qui prônerait un Droit à la paresse à la manière de Paul Lafargue, tout comme il n’est pas un Thoreau de Walden refusant de payer l’impôt et vivant en autarcie dans une cabane.
Son refus au conditionnel, dans la frénésie de la copie comme dans la décision d’y mettre fin, n’en fait pas non plus un être passif, mais peut-être une victime, qui expliquerait aussi l’ambivalence de son employeur, reflet de celui d’une société coupable. Bartleby est-il un « simple » schizophrène ou un travailleur victime de la folie du culte du travail dénoncé par son contemporain précité Lafargue, usé et martyre d’une forme de burn out, symbole de notre in-« humanité » (dernier mot du texte) ? Le spectacle de Katja Hunsinger et Rodolphe Dana laissent toute ces possibilités ouvertes.
Bartleby, d’après la nouvelle de Herman Melville
Création collective dirigée par : Katja Hunsinger et Rodolphe Dana
Traduction : Jean-Yves Lacroix
Scénographie : Rodolphe Dana
Collaboration artistique : Karine Litchman
Lumière : Valérie Sigward
Son : Jefferson Lembeye
Costumes : Charlotte Gillard
Décor : Eric Raoul
Avec : Rodolphe Dana, Adrien Guiraud
Durée 1 h 15
Jusqu’au 17 avril 2022, à 20 h
à 18 h le samedi et 15 h 30 le dimanche
Relâche le mardi
Théâtre Gérard Philippe
Salle Mehmet Ulusoy
59 boulevard Jules Guesde, 93200 Saint-Denis
www.tgp.theatregerardphilipe.com
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