À l'affiche, Agenda, Critiques, Evènements // Bajazet, de Jean Racine, mise en scène d’Éric Ruf, Comédie Française / Studio Marigny

Bajazet, de Jean Racine, mise en scène d’Éric Ruf, Comédie Française / Studio Marigny

Oct 23, 2020 | Commentaires fermés sur Bajazet, de Jean Racine, mise en scène d’Éric Ruf, Comédie Française / Studio Marigny

 

 

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

 

 

ƒƒ article de Denis Sanglard

Éric Ruf reprend la mise en scène de Bajazet, non là où il l’avait laissé en 2019 lors de sa création au Vieux-Colombier mais avec une autre perspective. Pour qui aime le scénographe, le changement est radical. C’est bien en effet une reprise mais non dans le sens de la réitération. Plutôt celui de la correction. « Faire contrainte, théâtre » annonce-t-il. Étroitesse du plateau du Studio Marigny empêchant le décor initial (ces armoires encastrées ouvertes sur le vide qui obligeait à une autre chorégraphie des corps), programmations et déprogrammations dues à la COVID, nouvelle distribution ont donc soumis le metteur en scène. À l’unité de lieu, le sérail, il impose ce que Vitez avait préconisé. Mais au lieu du parquet vitézien qui débarrassait la tragédie de toute affectation (costumes, décors…) pour libérer la parole, l’alexandrin, et ce qui en découle, la pure représentation des passions et des intrigues, Éric Ruf substitue la table. Une table de répétition au centre d’un plateau nu, découvert. Rien qui ne fasse obstacle. C’est donc la parole qui va circuler, cet alexandrin qui contient concentré toutes les fureurs, les imprécations, les passions. Et avec elle, débarrassée ainsi de toutes conventions, de signes, d’oripeaux et d’apprêts, l’alexandrin exprime enfin ce qu’il contient de vérité, induit pour qui le charrie le tragique de sa condition. Racine est un homme de son siècle, un homme de cour qu’il observe avec attention. Racine interrogeait le pouvoir. Racine expurgeait les passions. Et combien l’un et l’autre mêlés, l’un l’emportant sur l’autre pouvait dérégler jusqu’à la folie et la mort les êtres et l’ordre du monde. Racine c’est avant tout de la poésie. En équarrissant, contrainte oblige, sa première mise en scène Éric Ruf met à nu le cœur battant de cette tragédie, sa source, l’alexandrin et sa puissance évocatoire, incantatoire. Combien la forme détermine le fond, la scansion le souffle. Cette parole-là agissante et rugissante, même dans le murmure, où dire c’est agir, agir être. Le vers se suffit à lui-même qui demande aux comédiens de se l’approprier pour trouver l’essence de leur personnage, là et nulle part ailleurs.

Et c’est ce qu’autour de cette table les comédiens opèrent. Les manuscrits bientôt tombent, ne sont plus bientôt qu’un accessoire sur lequel on s’appuie. On quitte la table, avant d’y revenir. Nulle emphase, rien d’ampoulé mais une ligne droite qui épouse d’un trait la pensée et les sentiments. Pas d’ampleur, nulle noblesse. Mais une relative sécheresse, un sentiment d’urgence, de crise bientôt à son acmé qui balaie la conscience pour, en apparence, l’instinct. Ce qui frappe et pourrait choquer les puristes, c’est combien en s’ébrouant de tout contexte exogène, les comédiens, prenant liberté et envol, tout en étant bornés par le verbe, rendent dynamique cette langue qui détermine leur destin, leur personnage.

C’est cela qui frappe en premier lieu, cette étrange impression d’une langue soudain familière sinon toujours moderne. Les corps décorsetés des conventions, ont la même familiarité. Loin d’être hiératiques ils sont ainsi tout en entier soumis aux vibrations du texte, aux rythmes de l’alexandrin, aux passions qu’il transporte, qui les ploient, oscillant entre relâchement et tension. Si l’on accepte l’exercice, en considérant que cela en soit un, alors oui ça passe. Se dire que c’est avant tout la langue de Racine, dans son absolu, qui est ici mise en scène, plus exactement mise en espace. Un espace qu’elle occupe en son entier, jusqu’à en envahir les corps. Éric Ruf expérimente mais maîtrise l’ensemble. Les comédiens de même. S’il ploie la tragédie, en éprouve la langue, Éric Ruf ne la rompt pas. Telle ne sont pas ses intentions. Certains spectateurs resteront sans doute au bord de cette proposition austère, cette aridité qui désacralise, regrettant encore la pompe et les ors classiques où ce que l’on peut attendre d’une mise en scène, un apparat. Mais pourront-ils rester insensibles à ce que ce dépouillement révèle, derrière la poésie de ce verbe, cette écriture aiguë mise à nue ici qui dénonce nos propres tragédies intimes ?

 

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

 

 

Bajazet de Jean Racine

Mise en scène de Éric Ruf

Avec Sylvia Bergé, Clotilde de Bayser, Hervé Pierre, Bakary Sangaré, Birane Ba, Elissa Alloula, Claïna Clavaron

Lumière et vidéo Bertrand Couderc

 

Du 17 octobre au 15 novembre à 18 h

 

Théâtre Marigny

Studio Marigny

Carré Marigny

78008 Paris

 

Réservations 01 44 58 15 15

www.comedie-française.fr

 

 

 

Be Sociable, Share!

comment closed