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Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, adaptation, mise en scène et interprétation d’Eram Sobhani, à Lilas en Scène

Déc 06, 2021 | Commentaires fermés sur Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, adaptation, mise en scène et interprétation d’Eram Sobhani, à Lilas en Scène

 

© Mathieu Mullier-Griffiths

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Il est juché sur un tabouret de bar, comme l’homme de vigie placé en haut du premier mât. Il ne quittera pas son poste d’observation, tout comme les yeux qu’il gardera clos comme pour mieux voir durant tout ce tumultueux voyage au cœur de l’histoire et de l’âme humaines, poussé par cette langue luxuriante, langue matière, de Joseph Conrad. Ne lâchant rien à l’indicible, jusqu’à accoster au comptoir le plus reculé sur le fleuve et découvrir le légendaire Colonel Kurtz, celui dont il est dit qu’il « n’était plus un homme, mais une âme se retrouvant seule », « une âme qui ne connaissaient plus aucune limite ». Au cœur de ténèbres est le texte-paquebot qui porte et emporte le projet d’Eram Sobhani, l’un des plus fascinants et troublants romans de son auteur écrit au crépuscule du XIXème siècle, comme une sonde dans la part obscure des hommes, du colonialisme, où prendront racine les catastrophes du XXème siècle.

Avec cette proposition scénique qui aurait autant à voir avec le stylite sur sa colonne de pierre qu’avec l’orateur sur sa boîte à savon à Hyde Park, et qui pourtant échappe à tout cela, à tout anecdotisme, et qui s’invente comme la forme évidente et nécessaire pour déployer ce récit abrasif, tortueux, broussailleux comme une piste qui menacerait de se perdre à chaque instant, Eram Sobhani devient le porte-voix, le porte-parole, du narrateur et double de Joseph Conrad.

Eram Sobhani en est réduit à cette voix sans regard, vissé à ce tabouret, et, malgré cela, à cause de cela, en sort profondément agrandi, comme le spectateur qui se met à voir avec ses oreilles et à entendre avec ses yeux. Les sens travaillent à contre-emploi comme pour accéder à ce qui ne ferait pas sens. Les mots de Joseph Conrad, portés par l’âme profondément blessée de son narrateur, jeune officier de la marine marchande faisant retour sur un événement traumatique, les mots pour décrire la monstruosité et l’horreur inouïes qu’il découvrit en barrant un bateau vapeur pour le compte d’une compagnie coloniale belge jusqu’au cœur de l’Afrique Noire, produisent un ressac dans le corps des mots comme dans celui de l’acteur. Le corps de cette langue profératrice forme l’enveloppe et l’aura de l’acteur, une lisière indéterminable où l’un et l’autre se fondent. Au cœur de l’être.

Il faut parler de la voix d’Eram Sobhani tant elle est virtuose, opératique, emplissant tous les degrés de l’affectation par un timbre qui semble multiple. Ses attaques vocales sont comme le claquement d’une voile. Cette voix qui, du chuchotis au hurlement, creuse le silence et la nuit comme si le silence et la nuit étaient une glaise que seule la voix serait capable de forer, comme si le passé et l’horreur ensevelie avec devaient être exhumés à la seule force de cette voix taraudante. Il y a indéniablement du Dante et de l’Enfer avec ce guide nous menant au cœur des ténèbres. On est happé, fasciné par cette voix qui malaxe et sculpte les mots, rythme les phrases, leur donnant une chambre d’écho monumentale. Claude Régy nous avait habitués à travailler le texte en deçà, en surinvestissant l’intériorité de l’interprète et en estompant toute expressivité extérieure, ici c’est au contraire une forme au-delà qui gonfle le texte d’un chant aux muscles puissamment dessinés, timbré d’affectations variées, contrastées, avec quelque chose de quasi baroque !

A mesure que l’on approche de l’épicentre de l’horreur, la voix trace son chemin, coupe à la serpe, semble s’arracher à elle-même dans un effort douloureux, à la cantonade, comme s’il fallait passer à travers le temps et l’espace, à travers les corps de spectateurs, à travers les boucles électroniques de plus en plus sonores, pour s’adresser à l’entité qui aurait permis cette abomination. Nous sommes traversés. Le corps de l’acteur sera de plus en plus secoué, tordu, écartelé, le corps enfin debout, les pieds en équilibre sur les barres du tabouret, tendu vers le haut, bras en croix, ou poings levés au ciel, fulgurant Saint Sébastien transpercé par les flèches de Conrad ou Laocoon tourmenté par ses visions infernales ou que sais-je encore tant ce à quoi l’on assiste est reconnaissable et inconnu à la fois, tel le réveil de formes archaïques au milieu d’un songe.

En sortant de cette exceptionnelle performance, je pensai que ce que j’avais vu ce n’était rien d’autre que ce que Valère Novarina avait pu théoriser et poétiser : j’avais vu le langage. Et je ne suis pas près de l’oublier.

 

© Mathieu Mullier-Griffiths

 

Au cœur des ténèbres, texte de Joseph Conrad, traduit et adapté par Eram Sobhani

Mise en scène et interprétation : Eram Sobhani

Création et interprétation musicale : Cédric Colin

Création lumière : Julien Kosellek

Assistant à la mise en scène : Théo Bianconi

Sortie de résidence : le samedi 27 novembre à 17 h

 

 

Lilas en scène

23 Bis Rue Chassagnolle, 93260 Les Lilas

Tél : 01 43 63 41 61

http://www.lilasenscene.com

 

Tournée :

Du 9 au 12 février 2022, Lavoir Moderne Parisien (LMP), Paris

Du 17 au 18 février, Studio Théâtre de Stains, Stains

 

Automne 2022 (date à venir)

Espace Ronny Coutteure, Grenay

 

 

 

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