ƒƒƒ Critique Camille Hazard
©Nabil Boutros
L’instants de Grace
Il arrive parfois qu’au théâtre, plus que d’entendre un texte, nous subissions un ronronnement lancinant nous plongeant dans une tiède torpeur jusqu’aux applaudissements libératoires… Mais lundi soir au Théâtre des Quartiers d’Ivry, le ronronnement s’est tu. Les lions sur scène nous ont offert un magnifique rugissement de théâtre.
Le metteur en scène, Adel Hakim, rencontre, au début des années 2000 et en Uruguay, le jeune auteur Gabriel Calderón. S’ensuit alors une collaboration artistique toujours vivace et prolifique. De cette connivence théâtrale naissent en France, Ouz-Ore-Ex, les trois pièces de Trilogie uruguayenne.
De quoi nous parle Calderón dans ses pièces ? De rien qui n’ait été déjà abordé par d’autres : l’hérédité, la famille et les non-dits qu’elle soulève, la religion, la quête de la vérité, la quête de son identité, la guerre, l’absurdité du monde que nous avons créé… Enfin autant de questions intimes et collectives qui régissent nos pensées. Mais la force de Gabriel Calderón n’est pas dans ce qu’il dit mais dans comment il le dit.
Loin de toute psychologie rébarbative, il inscrit les personnages de Ore et de Ouz dans un perpétuel « agir », dans une tension haletante, dans une danse macabre qui les pousse à réfléchir après qu’ils ont agi. Les scènes d’action sont interrompues par des monologues de personnages qui, eux, prennent le temps d’une parole intime avec le public ; dans ces bulles d’oxygène, nous reprenons souffle avant de replonger dans les eaux familiales déchaînées !
Les deux pièces mettent en scène une famille et un élément extérieur qui va bouleverser le quotidien, révéler les non-dits, les fantasmes inavoués, les secrets cadenassés… Ce postulat nous fait aussitôt penser au chef d’œuvre de Pasolini : Théorème.
Tout cela s’annonce bien !
Ore, tragédie bouffonne
Ore est une tragédie trompeuse dans laquelle on passe des larmes aux rires.
Sur fond de guerre civile, des parents décomposés à la suite du meurtre de leur fille par l’armée, tentent de convaincre leur fils de renoncer à s’enrôler dans un bataillon.
intergénérationnel, incompréhension aveugle, dialogue de sourds… Jusque-là tout est extrêmement réaliste. Puis arrivent de l’espace des extra-terrestres ! La tragédie se transforme en bouffonnerie jubilatoire. Tout est permis, tout est osé, l’auteur et le metteur en scène Adel Hakim s’octroient une liberté de ton et de jeu grandiose ! L’écriture radicale, sans détour, est parfaitement mise en scène à travers le jeu des comédiens époustouflants. Ils sont dix sur le plateau, ils vont tous au bout de leur jeu avec une énergie et une implication qui laissent pantois.
©Nabil Boutros
La pièce est emplie de fausses pistes et de rebondissements, nous participons à un grand jeu débridé.
L’écriture est inclassable, bourrée de références théâtrales remaniées par une personnalité explosive et créatrice. On savoure le ton survolté de Copi, le rythme déchaîné de Feydeau, l’exubérance de Pippo Delbono, l’obsession de la question héréditaire, le poids de la faute des fils et des pères si chère à Wajdi Mouawad…
En voyant la mise en scène et la force généreuse des comédiens, on ressent une grande connivence entre tous ces artistes. L’écriture bouillonnante et le jeu tonitruant sont apaisés par un décor sobre et froid qui s’efface à leur profit. Le texte nous parvient comme une partition musicale avec des changements de rythme, des variations vocales, des enchevêtrements de mots… La direction d’acteur est d’une précision chirurgicale : mouvements, déplacements, regards, tout est au millimètre !
Ouz, la perlouze !
Nous ne dévoilerons pas le contenu de cette pièce qui constitue la perle de cette soirée.
À peine l’intrigue…
Le village de Ouz, duquel est originaire le personnage biblique Job. Dans ce village, une famille modèle composée de la mère et du père, fervents catholiques, d’un fils et d’une fille trisomique. Dans la cuisine de cette famille, un jour, la voix de Dieu retentit…
Si quelques échanges nous ont échappé à cause des rires volcaniques, le culot, les joutes verbales, les transformations physiques, la surenchère des situations et la radicalité du propos, ce spectacle restera comme un moment de grâce.
Quel bonheur de découvrir en France ce jeune auteur uruguayen et d’applaudir une nouvelle fois les mises en scène d’orfèvre d’Adel Hakim !
Les lundis, samedis et dimanches, les deux pièces s’enchaînent : deux petites bombes dans le paysage théâtral actuel, en attendant la troisième Ex à partir du 17 avril.
Ore
Série des pièces fantastiques Volume II
Mise en scène Adel Hakim et Gabriel Calderón
Traduction Maryse Aubert
Scénographie et lumière Yves Collet
Costumes Dominique Rocher
Images de scène Nabil Boutros et Matthieu Mullot
Son Raphaël Dupeyrot
Assistant lumière Léo Garnier
Assistant mise en scène Lucile Perain
Avec Véronique Ataly, Anthony Audoux, Philippe Cherdel, Eddie Chignara, Bénédicte Choisnet, Etienne Coquereau, Matthieu Dessertine, Louise Le moine Torrès, Anna Karina Lombardi et Lara SuyeuxOuz (le village)
Série des pièces fantastiques Volume I
Mise en scène Gabriel Calderón
Collaboration Adel Hakim
Traduction Françoise Thanas
Scénographie et lumière Yves Collet
Costumes Dominique Rocher
Images de scène Nabil Boutros et Matthieu Mullot
Son Raphaël Dupeyrot
Assistant lumière Léo Garnier
Assistant mise en scène Lucile Perain
Avec Véronique Ataly, Anthony Audoux, Philippe Cherdel, Eddie Chignara, Bénédicte Choisnet, Etienne Coquereau, Matthieu Dessertine, Louise Le moine Torrès, Anna Karina Lombardi et Lara Suyeux-Du 29 septembre au 19 octobre 2014-
En alternance avec le spectacle Mi MunequitaThéâtre des Quartiers d’Ivry
69, Avenue Danielle Casanova – 94200 Ivry-Sur-Seine
M° Mairie d’Issy, RER C Ivry-Sur-Seine
Réservation au 01 43 90 11 11
http://www.theatre-quartiers-ivry.comLes textes sont publiés aux Editions Actes Sud-Papiers
Billet des Auteurs de Theatre
Editions Mandarines
Paroles francophones
Théâtre du Rond Point