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Armand Gatti Théâtre-Utopie, d’Olivier Neveux, aux Éditions Libertalia

Sep 13, 2024 | Commentaires fermés sur Armand Gatti Théâtre-Utopie, d’Olivier Neveux, aux Éditions Libertalia

 

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Ce trait d’union entre théâtre et utopie, c’est le trait d’un esprit qui livre bataille, attelle le monde à cette aire de jeu où « il se et le réfléchit ». Sans jamais s’en laisser dire, sans une once de renoncement. Ce trait d’union c’est aussi in fine le rôle qu’endosse Olivier Neveux entre l’œuvre d’Armand Gatti et le lecteur du XXIème siècle : il fut le témoin et se révèle passeur d’une expérience singulière et marquante quand bien même elle s’effectua aux marges de l’institution théâtrale. La force et la poigne de cet ouvrage tiennent à cela : sa profonde et intime connaissance du geste et de l’écrit d’Armand Gatti partagée et pensée avec l’émotion d’une intelligence qui en a fait son terreau, ainsi que sa proximité avec l’homme et l’œuvre en miroir de notre propre éloignement. Armand Gatti brille comme une étoile lointaine dans la cosmologie d’un théâtre d’intervention et de recherche de la fin du XXème siècle, il s’impose comme une statue de commandeur. Le monde du théâtre le connaît sans l’avoir connu, de nom comme on dit. Ce livre offre donc cela : partir en reconnaissance d’un territoire inconnu jusque-là sinon par ses légendes. Car Armand Gatti, s’il connut à ses débuts la gloire d’une programmation au TNP par Jean Vilar, a très vite entamé un parcours de dissidence aux confins théâtraux. Il s’arrimera finalement en ce lieu montreuillois : la Parole errante, lieu-titre du livre somme de Gatti, immense vaisseau-entrepôt et havre pour l’épopée du dire.

Olivier Neveux a de l’allant, prend de l’élan et ceint en ces 245 petites pages l’œuvre tentaculaire gattienne : ce tour de force a l’allure d’une embrassade. Plutôt qu’une structure chronologique, qui aurait fait contresens à la pensée même d’Armand Gatti, son livre se développe en chevauchant cinq idées-forces, révélant une appropriation féconde de sa trajectoire créatrice. En le lisant, en le relisant, on se surprend à surligner de nombreux passages. Faisant le portrait de l’auteur et de son théâtre, retraçant les tentatives et les échecs au même titre que ses réussites, Olivier Neveux fait émerger toute une pensée d’un théâtre en devenir, à venir. C’est d’ailleurs sur cette première idée-force que son livre s’ouvre : « Les Pourquoi du théâtre ». Le projet de Gatti, par sa nature proprement immiscible dans l’art théâtral de son époque, irréductible à certaines de ses limites, le met en crise, et par là-même le revitalise. Tout au long de cette passionnante et dense lecture et en particulier dans le premier chapitre, on ne peut manquer d’entendre comme un écho lointain au Théâtre et son double d’Artaud : à partir d’une rencontre (Olivier Neveux et le théâtre de Gatti, Artaud et celui de Bali) tous les deux écrivent et font apparaître un théâtre en rupture. L’étrangeté et l’éloignement de ces expériences au regard du tronc commun du théâtre occidental, leurs apories mêmes, agissent paradoxalement comme la révélation d’un possible illimité, un dessillement de la forme théâtrale. Pour le moins, le théâtre se retrouve à la question. Qu’il s’agisse de l’espace, du temps, des acteurs : Gatti prend à bras le corps les insuffisances de cet art et en fait l’essence de son expérience théâtrale : il travaille aux confins, éclaireur toujours, le chaos en musette.

Cette pensée n’est pas sectaire : pour preuve la myriade de citations-insertions, formant rhizome d’écrits d’auteurs variés, comme pour mieux inscrire l’œuvre dans un continuum, dans une communauté et une conversation, la déployer et la déplier par cet étoilement. Les voiles du geste de Gatti se gonflent d’un vent puissant, soufflé par toutes ces voix qu’Olivier Neveux convie dans cette traversée : citons pêle-mêle Annie Le Brun, Arthur Adamov, Cervantes, Adorno, Pasolini, Rancière, Desnos, Novalis, Benjamin, Paz entre autres. Manière aussi de couper court à la linéarité, d’ouvrir des parenthèses, de nouvelles pistes à chaque détour de paragraphe. Comme si ce livre recelait son propre débordement, s’assujettissait lui-même à son propre dépassement utopique. Peuple de voix qui accompagnent en cohorte cette parole errante et soulèvent chez son lecteur une vitalité de la pensée.

Dans l’avant-dernière partie de ce livre, Olivier Neveux écrit à propos du projet gattien : « L’utopie des morts, ce que leur espérance voulait comme monde, c’est elle qu’il faut faire vivre, c’est à elle qu’il faut donner un présent, d’expression autant que de réalisation ». Et un peu plus loin encore : « Changer le passé n’équivaut pas à le réécrire, ce n’est pas le passé qu’il faut conformer au présent, mais le présent qu’il faut rendre responsable du passé. […] Changer le passé, c’est supposer qu’il n’y ait rien de définitif ».  C’est là, on le perçoit, la puissance performative du théâtre lorsqu’il existe pleinement, capable d’annihiler la superficielle chronologie, capable de redonner chair aux corps perdus, et plus encore de diffracter dans le présent les tenants et aboutissants de ce qui constitua le drame passé comme s’il s’effectuait à nouveau sous nos yeux, dans nos consciences. Le théâtre n’est jamais passé, affaire classée, les morts n’en finissent pas de mourir et fleurissent nos pensées, il est l’irrésolution même et c’est cela qui le rend irremplaçable et inestimable. Il n’a que faire de ce qui a échu.

Le livre d’Olivier Neveux est lauréat du prix 2024 du meilleur livre sur le théâtre décerné par le Syndicat professionnel de la critique.

 

Armand Gatti Théâtre Utopie d’Olivier Neveux

Éditions Libertalia

Février 2024, 268 p., 10€

www.editionslibertalia.com

 

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