Paroles d'Auteurs // « Anges » de Anja Hilling

« Anges » de Anja Hilling

Jan 30, 2010 | Aucun commentaire sur « Anges » de Anja Hilling

Lecture de Plume

Neuf personnages principaux, ainsi que deux serveurs et quelques passants composent ces trois histoires qui, bien que cloisonnées,  appartiennent à la même pièce. Leurs souvenirs s’entremêlent. Asta, la barmaid, est le pilier de leurs relations. Elle prête son flanc aux conversations et, son dos à un tatoueur qui lui imprime une possible scène de crime, en probable meurtrier. Hanno, l’un des clients du bar, vit avec sa fille Heike. Depuis qu’il est veuf, il cherche l’amour virtuel et se croit exaucé le jour où une prétendante sonne enfin à la porte. Quant à Axel, autre client, instable et blasé, il pense donner un sens à sa vie  en renouant avec un amour vieux de dix-neuf ans. De banale, la situation d’ensemble  n’en a que l’apparence. Et on passe du banal au bancal, voire aux strates paradoxales des cals du souvenir, -ces indurations de l’esprit qui se forment au contact répété de la reformulation –  pour céder finalement la place à une inquiétante évanescence. En effet,  on réalise soudainement que la scène tatouée du meurtre a mystérieusement disparu, que la victime nie même avoir été tuée, que l’internaute amoureuse est possiblement la défunte, et que le grand amour d’Axel n’a pas marqué Ulla. Qu’en est-il alors de ce qu’on jurerait avoir vécu ?

Anja Hilling, jeune auteur d’origine allemande, nous propose une écriture très personnelle, intrigante  et surprenante pour sonder le concept de la mémoire, sous l’énigmatique catégorie d’une aperception du réel tout en fêlures.

La présence de l’ange

« Mon ange », c’est Asta (ainsi hélée par un client de son bar) qui est à la fois la narratrice, le témoin et le personnage principal. Asta ouvre la pièce et le bar,  par une réplique extraordinaire, qui fait simultanément office de didascalie, de monologue et de scène d’exposition, nous plongeant dès le commencement dans l’étrange. Cette narratrice-personnage adopte curieusement un point de vue omniscient. Dans l’une de ses répliques didascalisantes, elle énonce les pensées intimes d’Axel « Il se dit qu’il aimerait partir… ». L’auteur, appliquant ainsi un code narratif au genre théâtral, pose une écriture particulière. Ce qui serait déjà une prouesse dans un récit, à savoir qu’un narrateur-personnage s’exprime ainsi parallèlement en focalisation interne et zéro, devient saisissant pour un personnage de théâtre, que nous sommes censés approcher par l’interaction du jeu. Bien plus, Asta énonçant, à propos d’Axel, sans bouger de son comptoir, et sans contact tactile avec son client  « Dessous il sent le cuir chevelu », ou encore, à propos d’ Ulla qu’elle observe, « En se voyant regardées, les nouvelles lèvres sourient », nous constatons un glissement de l’omniscient vers le « sensationnel »,  tout à fait novateur, dépassant ce qu’on appelle communément le « point de vue de Dieu » (qui lui, puisque omniscient, rend compte des faits, gestes, pensées, temporalités de tout personnage sans en témoigner) par cette possibilité « surnaturelle » d’effleurer le corps même des personnages, ses interstices, de les deviner, les sentir, d’interpréter le non-verbal à leur insu. Anja Hilling, pourrait-on dire, invente « le point de vue de l’ange », plus maniable que celui de Dieu.

Et la référence à l’ange parcourt toute la pièce, non seulement comme formule (une chanteuse a « des poumons d’ange ») mais aussi comme actions magiques (« Une main magique ramène la lumière ») ou personnage, c’est ici ou là, l’ange/Asta transfiguré, passant, survolant, sauvant, par petites touches imperceptibles, alors que son double ne s’écarte  pas du petit cercle des buveurs… Et c’est au lecteur de le pister !

Un théâtre puzzle

Les personnages, les lieux, les temps, les histoires, les conversations, ont des doublons qui s’entrelacent. Et chacun s’entretient peut-être parfois avec un « ange », figurant l’inconnue de l’équation du perçu, alors qu’il croit s’adresser à son partenaire. Des analepses créent une impression de « déjà vu » mais retouché, comme si la répétition métamorphosait l’identique. Des prolepses nous engagent à une anticipation révélatrice mais quasi erronée. Par exemple, l’ange/Asta énonce « Le matin suivant, Hardy verra une femme mourir dans les dunes ». D’une part, le meurtre est établi dès le début. D’autre part, Hardy/Olaf, le voyeur, est peut-être le tueur, tout en étant cet incrédule qui constate que la victime, Élisabeth, autre cliente du bar,  est bien en vie. Bref, tout personnage a été  en relation avec les autres, a contribué à l’existence de l’autre,  à un moment donné de son histoire mais le fil de l’ange, complètement décousu, ruse les rouages de la  compréhension  puisqu’il s’oppose à une progression dramatique habituelle. Le puzzle ne prend sens que par le sillage de l’ange, quand nous réalisons qu’il est capital de l’emboîter, ou par l’émergence de la thématique de la mémoire. La scène 3 de l’acte III est à cet égard époustouflante. En effet, c’est une « nouvelle » fois une scène de chambre d’hôtel entre Axel et Ulla, les deux fous d’amour. Le défi de l’auteur réside en ce pouvoir de rassembler en une scène unique l’analepse, la prolepse, leur mutation dans le présent et les anamorphoses du souvenir. Si elle entraîne la confusion, elle nous donne la clef de la quête de l’auteur. Comme chez Verlaine, dans Colloque sentimental , l’un des deux passionnés a tout oublié. Après Ulla, qui ne se souvient pas d’Axel, Axel ne se souviendra plus d’Ulla. Cela ferait-il d’eux des spectres, non d’un parc solitaire et glacé,  mais du quotidien de chacun ?  Habiter sa vie, ou comment la mémoire dispose-t-elle du sujet (et non l’inverse), est une question fondamentale de ce texte.

Et vogue le souvenir fantôme !

Elfi/Sonia est-elle cette passante, qui vient de faire une mauvaise chute ou la mère de Heike, qui revient trois ans après sa mort ? Qui sonne chez Hanno et Heike, la passante, l’amante virtuelle ou la défunte ? La scène de la chute, comme celle où Elfi/Sonia sonne et pénètre chez eux, est reproduite également plusieurs fois. A chaque reproduction s’arrime un détail de vie antérieure, et donc identifiable par le père et la fille, ou… son contraire, son déni. Fantôme, illusion de leurs esprits troublés, ou mère bien vivante ? C’est qu’il semblerait que pour l’auteur le souvenir soit une interface tourmentée entre l’aperception du vécu et le tamis du fantasme. Ses personnages sont à chaque fois sincères dans leur souvenirs pourtant si contrastés. Le souvenir, positif ou douloureux est toujours issu d’une blessure opérante. Bien plus qu’un « souvenir fantôme » (ou « truqué » pour continuer de survivre), nous osons un « vaisseau du souvenir fantôme », qui se nommerait non « Le Hollandais » mais « Le Polonais » (pays du meurtre, du tatouage lui-même et, de l’hôtel stratégique, autre sorte de bar). On dit que le vaisseau fantôme de la légende résultait d’un mirage froid. Le mirage n’est pas une illusion d’optique, sinon la certitude d’une authentique image originelle quelque part, comme point d’ancrage. C’est sur ce modèle que vogue le vaisseau fantôme du souvenir dans cette pièce, car il renvoie à un réel du monde et de sa perception mouvants et sans compromis.  Et le froid, c’est nous qui l’avons dans le dos.

Anja Hilling nous propose donc un théâtre de l’écholalie angoissante mais non stérile,  recréant sans cesse ce qui ne se donne pas forcément à voir, ce qui nous dérange, nous interpelle, nous « tue », nous pirate, comme autant de tentatives de l’être à tenir la barre pour surmonter les flots insoumis de sa mémoire, et, qui fait de nous ce que nous devenons dans cet étrange traversée du vivant.

Anges
De Anja Hilling
Traduit de l’allemand par Jörn Cambreleng

Éditions THEATRALES
20 rue Voltaire, 93100 Montreuil

www.editionstheatrales.fr

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