Critique de Camille Hazard –
Bande son saccadée, trajectoires des personnages rectilignes, gestes brusques, utilisation du corps comme automate, chorégraphie ordonnée et segmentée : nous sommes bien devant un spectacle qui dénonce avant tout la dictature et la sécheresse qu’elle provoque tout autour d’elle.
Dans ce spectacle écrit et mis en scène par deux complices (Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar), il s’agit également de réveiller les consciences face aux corruptions des élites, face à la liberté de la presse bafouée, aux violences policières, aux citoyens isolés qui ne se font plus confiance. Mais aussi face à l’intégrisme galopant, aux jeunes qui, sans repère, se réfugient dans la consommation à outrance en perdant toute capacité de jugement.
© Mohamed Frini
C’est le constat que font ces deux artistes tunisiens très engagés et concernés par la situation dans leur pays (mais on pourrait en citer bien d’autres !). On devine d’ailleurs que l’action se situe à Tunis grâce à la langue tunisienne employée, le nom du pays n’étant jamais cité dans la pièce. On ne peut que saluer le courage d’avoir écrit et mis en scène cette création : ce ne fut pas chose facile lorsqu’on sait que leur précédente pièce avait subi 286 coupes de la part du comité de censure du ministère… !
L’action de la pièce est imaginée à partir d’un fait-divers survenu le 5 janvier dernier à Tunis : l’incendie d’une bibliothèque qui a coûté la vie au missionnaire italien, Père Gian-Battista Maffi. Dans ce spectacle, point de religieux mais un homme de pouvoir Yahia Yaich (on comprend assez vite qu’il s’agit du 1er ministre tunisien en place Mohamed Ghannouch). Celui-ci réchappe de l’incendie : tentative de suicide, de meurtre ? Accident ? Il est transporté d’urgence et soigné dans un hôpital psychiatrique. Un long et pénible interrogatoire va alors commencer pour dénouer le nœud du mystérieux incendie mais également pour connaître la vie de cet homme et ses actions menées au sein du gouvernement quelque peu perverti.
© Mohamed Frini
Dans une atmosphère kafkaïenne, on assiste à un procès où le « bourreau » devenu victime, ne se souvient pas de ses exactions ni de son injustice envers le peuple. Chaque personne qui le croise devient juge et le condamne. Plusieurs questions se posent : Un homme peut-il être considéré comme coupable si sa mémoire est effacée ? S’il n’a plus conscience de ses forfaits ? Sur cette question Fadhel Jaïbi interroge aussi bien la mémoire collective d’une communauté ou d’un peuple que de la mémoire individuelle.
La question de l’identité est très clairement posée.
Qui sommes-nous ? Sommes-nous homme ou femme participant à une fonction ou sommes-nous devenu cette fonction : dans la pièce, l’homme de pouvoir agit en fonction de son statut, de ses responsabilités, de son niveau social, il ne réfléchit et ne pense qu’à travers sa fonction de ministre. Pourtant le matin, lorsqu’il se lève, c’est un homme. À la suite de cet incendie, Yahia Yaich est évincé du gouvernement, sans mémoire : c’est un homme « neuf » déchargé de toute condition sociale, il sera peut-être amené à « Voir » et à s’approcher du salut. Sur la scène, les trajectoires rectilignes des personnages sont régulièrement cassées pour former un brouhaha de voix et de corps agités : ceux de la folie. Dans une telle société, les citoyens, ceux qui subissent n’ont plus aucun repère. L’univers psychiatrique et très bien amené pour refléter l’atmosphère infernale de leur vie. Ce spectacle provoque dès le début une tension intense menée par le jeu des comédiens exceptionnels de précision et de justesse, par la création sonore qui devient porte-parole des deux auteurs et par des chorégraphies méticuleuses et lourdes de sens. Quelques tableaux auraient pu être raccourcis : une fois que nous en avons saisi le sens, la durée peut épuiser le propos. Mais rien de tout cela ne gâche la portée de cette œuvre autant engagé qu’esthétique.
Amnesia
Scénario, dramaturgie et texte : Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar
Avec : Jalila Baccar, Fatma Ben Saîdane, Sabah Bouzouita, Ramzi Azaiez, Moez M’rab, Lobna M’lika, Basma El Euchi, Karim El Ke, Riadh El Hamdi, Khaled Bouzid, Mohammed Ali Kalaî
Scénographie : Kaïs Rostom
Musique : Gérard Hourbette
Lumières : Fadhel Jaïbi
Costumes : Anissa BediriDu 23 septembre au 2 octobre 2010
Dans le cadre du festival Les Francophonies en LimousinThéâtre de l’Union / CDN du Limousin
20 rue des Coopérateurs, 87 000 Limoges
www.theatre-union.fr