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Acteurs ! conçu par Däper Dutto à la Commune – CDN d’Aubervilliers

Jan 23, 2020 | Commentaires fermés sur Acteurs ! conçu par Däper Dutto à la Commune – CDN d’Aubervilliers

 

© Willy Wainqueur

 

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Relisant les notes que j’avais écrites avant même que ne débute Acteurs !, je ne peux m’empêcher de penser que nos premières impressions sont souvent nos plus justes intuitions. Ce que Däper Dutto ne renierait probablement pas.

Une salle aux dimensions du réel. Voilà ce qui m’était immédiatement apparu. Propice à rendre visible ce qu’il nous faut voir sur « la scène redoublée du monde ».

Cette autre salle de la Commune, au plateau immense et large, de plain-pied avec les gradins, aux murs blanchis couronnés d’une coursive, ne m’était pourtant pas inconnue, puisque s’y était donné ce puissant mélodrame du réel, Vêtir ceux qui sont nus de Pirandello, dans la mise en scène de Marie-José Malis. Spectacle qui travaillait déjà, à sa façon, l’une des problématiques essentielles d’Acteurs ! : le dévoilement du réel provoqué par la capacité de l’acteur à fracturer la fiction dans le temps réel de la représentation, produisant ces épiphanies existentielles.

Il y eut aussi dans le parcours de cette troupe ce Dom Juan révolutionnaire parce qu’enfin pris au sérieux, s’affranchissant de la morale, toute de constructions sociales et idéologiques, nous faisant enfin entendre la vérité radicale de Dom Juan. Et encore plus lointain, manifeste théâtral et poétique, Hypérion déployant le poème comme une mer profonde, soulevant l’âme du spectateur dans le ressac émotif de celle de l’acteur. L’acteur : cheville ouvrière des noces de l’intelligence et de l’émoi.

Autant d’entreprises risquées, portées à bras le cœur par une troupe d’acteurs que l’on a appris à connaître, que l’on a aimé retrouver au fil des saisons. Autant de projets où l’acteur occupait déjà une place essentielle, rare, plaçant Acteurs ! comme le juste aboutissement de cette généalogie.

Acteurs ! est donc un chantier de recherche où le metteur en scène signerait son absence. Acteurs ! use d’outils théoriques et d’expérimentations, développe un protocole (le protocole Däper Dutto), dont le spectateur valide en dernier ressort, pour lui-même ou pour le public dans le cadre de l’échange inséré au sein du spectacle, le processus. S’appuyant sur les séminaires de Lacan, les acteurs déroulent dans un premier temps la pelote théorique du psychanalyste, le fil de la pensée dérivant de l’un à l’autre. Assez vite on comprendra que ce qui est ici proposé, c’est de mettre en perspective le jeu de l’acteur, ce qui le fonde, ce qui l’anime, ce qui le construit, avec ce je tel qu’il est analysé par Lacan sur la scène du réel.

Dans un second temps (qui ne coïncide pas avec le découpage en deux parties du spectacle), s’inviteront Sophocle, Molière, Walser, Tchekhov, Shakespeare, Kleist, Pirandello, Euripide et Eschyle. Les scènes choisies par les acteurs, le plus souvent des monologues, nous donneront à voir et à sentir, dans l’épaisseur du temps, comment il est possible que cela – le théâtre – advienne, se mette à exister. Comment cela peut aussi peiner à exister. Performance dans le nu du plateau, en l’absence de tout fil narratif. Exercice d’équilibriste ! L’énonciation de la figure théâtrale dans l’énonciation de soi ou vis-versa.

On verra se lever un peuple de fantômes dont la réalité ne fait aucun doute lorsqu’ils vibrent de la puissance d’actualisation que leur offre l’acteur aux prises avec l’instant présent, celui de la représentation. On verra aussi apparaître autant de singularités d’acteurs et d’actrices qu’il y a d’hommes et de femmes, même s’il restera toujours une et une seule Lady Macbeth, Antigone, ou Nina, le beau mystère du théâtre résidant dans cet apparent paradoxe.

Voir Juan Crespillo dans une longue robe fluide, mordorée, surmontée d’un boléro en fausse fourrure retombant sur ses épaules, s’élançant depuis la chaise où il était juché, derrière le rideau de velours entrouvert, courant, sautant, tentant désespérément de prendre son vol, pour finalement lâcher « Je suis une mouette », c’est entrevoir ce moment de dissociation cruelle (au sens du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud) entre la Nina de Tchekhov et l’acteur, rebattant les cartes du théâtre, dans une sorte de crise de la représentation, rendant compte de l’irruption du réel, tel un cri ou une dissonance, gouffre immense s’ouvrant sous les pieds de l’acteur, lui faisant prendre la mesure de ce trou lacanien, le rendant à ce moment-là merveilleusement vrai, plus vrai que toutes les Nina que l’on a pu connaître.

Dans la multitude éblouissante des scènes qui se succédaient, il y eut enfin ce moment ineffable, fugace, empreint pour moi d’une profonde et émouvante vérité, résumant peut-être, en un geste modeste, la dialectique du théâtre et de la vie : après être sortie du trou de Oh les beaux jours, ce qui est déjà un miracle en soi, Sandrine Rommel se penche calmement sur son sac posé par terre pour y remettre ses quelques affaires, puis elle se relève tout aussi calmement et traverse le plateau pour une sortie de scène qui ne distinguerait plus la figure théâtrale de l’actrice.

À Sandrine Rommel, à toutes les actrices et à tous les acteurs de Däper Dutto, j’aimerais offrir ces mots de Valère Novarina : « Si un acteur monte sur scène, ce n’est rien que pour offrir à l’espace sa disparition. »

 

© Willy Wainqueur

 

Acteurs ! conception et mise en scène Däper Dutto

Avec Pascal Batigne, Maxime Chazalet, Lou Chrétien- Février, Juan Crespillo, Sylvia Etcheto, Julien Geffroy, Olivier Horeau, , Isabel Oed, Sandrine Rommel

 

Création lumière Jessy Ducatillon

Création son Christophe Fernandez

Scénographie Jessy Ducatillon, Däper Dutto

Construction Adrien Marès, Jean-Antoine Telasco, Babar

Costumes Zig et Zag

Régie Adrien Marès, Babar

 

Du 17 au 26 janvier 2020

Mardi à 14 h 30

Mercredi, jeudi, vendredi à 19 h 30

Samedi à 18 h

Dimanche à 16 h

 

Durée 1ère partie 2 h, 2ème partie 1 h 30

 

 

 

La Commune – CDN – Aubervilliers

2 rue Édouard Poisson

93300 Aubervilliers

Réservation au + 01 48 33 16 16

www.lacommune-aubervilliers.fr

 

 

 

 

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