© Jihyé Jung
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Blanc l’espace, blanche la scénographie et la lumière, blancs les quelques accessoires en attente de manipulation, de blanc vêtu le danseur bientôt recouvert de poudre blanche. Un blanc pour mieux effacer tout repère, toute identité et se réinventer, s’ouvrir aux possibles métamorphoses les plus ténues. Le blanc convoque le vide dans lequel s’engouffre le danseur, Emmanuel Eggermont, ici en apesanteur. Solo hypnotique par son rythme étal, la composition musicale de Julien Lepreux dialoguant superbement avec la chorégraphie, aux gestes mesurés et d’une rare densité. Entre tension et relâchement, articulation et désarticulation, angles aigus et ondoiement, Emmanuel Eggermont sculpte l’espace dans lequel il évolue, joue avec la lumière, qu’une déambulation maîtrisée comme autant d’étapes mesurées avant la prochaine métamorphose redéfinit. Chaque avatar (insectes, enfants, échassier, religieuse, samouraï, danseur sur pointe, sportif, statue…) semble être la question, plus que la réponse, d’une quête d’identité, d’un moi possible et toujours volatile. Quelques accessoires, élastiques, passoires, cornette de papier, bâche, plaque de mousse, farine, suffisent et habilement détournés opèrent chaque mue, déclenchent le processus de transformation que la danse élargit, creuse jusqu’à son épuisement. Au fil de sa danse, de cette chorégraphie d’une grâce absolue, Emmanuel Eggermont se dépouille ainsi de toute vêture, abandonnant ici la réalité d’une identité, de son évidence première trompeuse, pour mieux se parer d’attributs aléatoires, incongrus, comme autant de marqueurs d’une reconstruction imaginaire ou de rémanence de souvenirs et de fantômes enfouis. Une capacité à la résilience comme le titre de cette création l’indique – l’aberration se référant au terme astronomique signifiant un écart entre la direction apparente d’un astre et sa direction réelle, n’étant que cette capacité, cette « aptitude à envisager les perspectives d’une reconstruction après la déviation soudaine d’une trajectoire de vie ». Et si un fantôme traverse cette création, et ce lieu emblématique qu’est la Ménagerie de Verre, sans nul doute c’est Raimund Hoghe, invité sans surprise dans ce solo par celui qui fut sa muse et partenaire. Il n’y a pas plagiat ici mais hommage discret et émouvant. Comment ne pas reconnaître dans la première marche qui ouvre ce solo, qui vous frappe d’emblée, la démarche singulière de Raimund Hoghe ? Comme ces traversées de plateau sans affect ou encore cette discrète facétie dans le détournement surréaliste des objets ? Il y a chez Emmanuel Eggermont une profondeur, voire un mystère, qui fascine. Ce solo le prouve une fois de plus, la danse chez lui c’est plus que de la danse, mais une matière vivante qu’il creuse à sa façon unique. Dans Aberration, jamais blanc ne fut aussi lumineux.
© Jihyé Jung
Aberration conception, chorégraphie et interprétation Emmanuel Eggermont
Collaboration artistique : Jihyé Jung
Musique originale : Julien Lepreux
Création lumière : Alice Dussart
Consultante artistique : Elise Wandewalle
Vu le 25 octobre 2022 à 20 h 30 dans le cadre du festival Les Inaccoutumées
La Ménagerie de Verre
12/14 rue Léchevin
75011 Paris
Réservation : O1 43 38 33 44
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