© Nicolas Testas
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Marie et Marco s’aiment, profondément. Mais le désir n’est plus là. Le quotidien lentement a rongé inexorablement cette part intime. Lucides tous deux mais impuissants devant cette béance, empêtrés dans leurs contradictions, leurs questions, désemparés même, ils se fuient et se cherchent. Malek et Janet s’aiment, profondément. Ils apprennent par Marie, leur oncologue, que Janet est atteinte d’un cancer. Janet se bat, énergie folle du désespoir, entre rémission et rechute. Malek est désemparé. Entre Marie et Malek le désir naît, vital, irrépressible et flamboyant. Tous deux résistent malgré l’évidence. En vain. Tous deux cèdent malgré les circonstances. Marco s’inquiète, devine, décide de la reconquête. En vain. Janet meurt.
Frédérique Keddari-Devisme ne dit rien de plus, ne va pas plus en avant dans son récit. On ne saura rien de la conclusion. De l’après. Et c’est bien. Chacun des spectateurs fera son chemin à l’aune de sa propre expérience. Frédérique Kedarri-Devisme pose des questions, se refuse à y répondre. Il y a toujours chez cette auteure d’une grande délicatesse cette interrogation tenace, sensible et mordante : de quoi est faite cette pulsion de vie et de mort qui vous cingle, cette envie de destruction qui vous tenaille, cette résilience qui vous sauve du chaos, ce renoncement qui vous abat tout soudain. Ce dont elle s’empare avec bonheur, ce qu’elle fouaille avec entêtement, ce qu’elle traque obstinément, ce sont nos fêlures les plus intimes. Sujets triviaux, peut-être, mais traités avec une poésie si effilée qu’elle crève les abcès de la complaisance et du voyeurisme. C’est d’une douce cruauté, d’une grande justesse, d’une vérité troublante et fragile. Une écriture ténue, sensible, fluide.
Pas évident pourtant de parler d’amour immarcescible, de désir carapaté, de pulsions sexuelles, d’agonie et de mort en une seule et même traversée et qui scindent ces deux couples au mitan de leur vie. De ce point de bascule où tout peut advenir, où tout advient. Et pourtant c’est réussi. Il y a le dit et le non-dit, le mensonge et la vérité, l’aveu et l’inavouable, dialogues et soliloques étroitement entremêlés. Un jeu subtil de pensées qui échappent, incises soudaines aux dialogues rétifs à la vérité qui se refuse.
Et c’est ce jeu-là, fidèle à l’écriture, que suit la mise en scène, ce va et vient entre les êtres, ces pensées qui se croisent, ces dialogues qui vous suspendent. Un mouvement de vagues, flux et reflux, traçant chez les spectateurs comme une laisse de mer, empreintes friables, paysage de sensations mouvantes, d’émotions qui se décomposent et se recomposent au long de cette traversée du désir renaissant et de son absolu, transfiguré par la mort.
Ils sont cinq sur le plateau, conçu comme un vaste espace mental, car le Désir est présent, témoin qui rôde et ponctue, soutient et témoigne. Et se refusant au drame, au pathos, ils sont tout à la fois graves et légers dans l’urgence du désir et la souffrance de son absence, dans l’approche de la mort et le sursaut de la vie. À l’infini du baiser c’est tout le mystère de l’individu confronté à cet obscur objet fuyant, le désir. Un formidable et très beau chant de vie que la mort effleure et cristallise.
© Nicolas Testas
À l’infini du baiser de Frédérique Keddari-Devisme
Mise en scène Frédérique Keddari-Devisme & Vincent Reverte
Avec Olivia Dalric, Ali Esmili, Stéphane Hervé, Mathile Le Borgne, Aude Léger
Musique originale La Maison Tellier
Scénographie Vincent Reverte
Lumières Eric Pédini
Réalisation des décors Nicolas Testas, Pelao Andres, Nicolas Javel
Du 5 au 28 janvier 2020
Les lundis et mardis à 19 h 15, le dimanche à 20 h 30
Théâtre de Belleville
16, passage Piver
75019 Paris
Réservations 01 48 06 72 34
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