© Anthéa
ƒ article d’Emmanuelle Saulnier-Cassia
Ce n’est évidemment pas étonnant que Daniel Benoin se soit intéressé à la pièce Other People’s Money de Jerry Sterner. Un diplômé d’HEC et docteur en gestion des entreprises converti au théâtre ne pouvait qu’être séduit par le texte d’un homme d’affaires américain devenu dramaturge. Écrite en 1984, publiée aux États-Unis peu de temps après et connaissant un grand succès en remportant le Award for Best Off Brodway Play en 1989, la pièce a été adaptée en France à partir de 2007 sous le titre A.D.A. : L’argent des autres par l’ancien directeur du Théâtre national de Nice avec la troupe permanente du TNN, puis des comédiens plus connus du grand public (Michel Boujenah, Marie-France Pisier…) pour la version retransmise par France 2 en 2009. L’actuel directeur de l’Anthéa reprend sa traduction et son adaptation dans une nouvelle distribution à Antibes (et change lui-même de rôle).
L’action est transposée en France, à l’époque actuelle, entre une petite ville de province et les tours de la Défense. La société New England Wire & Cable devient l’entreprise familiale Fils et câbles métalliques du Massif Central ; les donuts ont été remplacés par des macarons et les patronymes légèrement modifiés (Garfinkle devient par exemple Garcinet). Mais les profils des protagonistes sont les mêmes : l’héritier du fondateur qui permet à une partie de la population locale de vivre, sa femme dévouée, l’adjoint efficace et dans l’attente patiente de la consécration, la fille brillante avocate et le liquidateur sans scrupule. La pièce débute au moment où l’entreprise, jusque-là gérée avec prudence, voit ses actions monter d’une manière inexplicable.
Le texte repose sur des joutes verbales optant souvent pour des formules grossières ou vulgaires, à l’image à la fois du paternalisme du directeur de l’entreprise et du cynisme du prédateur boursier, mais très en deçà de l’imaginaire du monde de la finance à la Loup de Wall Street. Cet entre-deux peut d’ailleurs être malaisant. On sent assez souvent une hésitation entre la forme du vaudeville et un brûlot anti capitaliste dont le cynisme n’atteint ni des sommets de réflexion économique ou philosophique (à la Comte-Sponville ou Piketty), ni une rhétorique élaborée (à la Ibsen). Si le traducteur-metteur en scène a opté judicieusement pour une contextualisation franco-française qui parle à ses compatriotes (par exemple le socialisme des années 1980 et la figure de Rocard lors des législatives de 1981), il reprend aussi, tels quels du texte d’origine, des échanges satiriques sur les avocats (« ils ne font pas bien parfois la différence entre amoral et illégal ») et des formules à l’humour gras, comme celle qui compare l’argent, les chiens et la nourriture (« ça ne te fait pas grossir et ça ne chie pas par terre ») et sur le registre sexuel. Le public antibois était plutôt réceptif, même si à titre personnel on aurait préféré quelque chose de plus glaçant et cinglant dans le texte et de plus audacieux ou radical sur le plan dramaturgique.
Les comédiens (tous bien connus du public) méritants (le texte est long et la salle de 1200 places exigeante sur le plan vocal sans sonorisation, ce qui ne peut qu’être salué à une époque où les micros deviennent la règle) évoluent dans une mise en scène efficace, faisant s’alterner deux décors principaux (le bureau provincial de l’entreprise et le bureau parisien du liquidateur) pivotant d’abord derrière des rideaux vidéo (astucieusement composés par Christophe Pitoiset), puis à vue en harmonie avec des extraits de tubes musicaux (de Abba – Money, money money – à Prince – Money Don’t Matter 2 Night – en passant par Dire Straits – Money for Nothing – ou encore Téléphone – Argent trop cher – et autres) ayant tous en commun le même substantif en français ou en anglais (« argent » ou « money »).
Le sujet au cœur d’A.D.A. : L’argent des autres dans ses multiples ramifications (restructurations, délocalisations, mises en liquidation…) n’a évidemment pas perdu de son actualité et justifie que le Théâtre d’Antibes à la programmation toujours aussi riche et éclectique le propose à nouveau à ses spectateurs, d’autant plus que l’intérêt du théâtre pour le monde économique ou financier reste encore rare.
A.D.A. : L’argent des autres, d’après Jerry Sterner
Traduction et mise en scène : Daniel Benoin
Décors : Jean-Pierre Laporte, revisités par Daniel Benoin et Christophe Pitoiset
Costumes : Nathalie Bérard-Benoin
Lumières : Daniel Benoin
Vidéo : Paulo Correia
Avec : Béatrice Agenin, Aure Atika, Daniel Benoin, Hippolyte Girardot, Alex Wizorek
Durée : 2h (sans entracte)
Jusqu’au 5 juin 2024, à 20h ou 20h30 selon les jours, à 16h30 le dimanche 2 juin
Anthéa, Théâtre d’Antibes
260 avenue Jules Grec
06600 Antibes
www.anthea-antibes.fr
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