ƒ article d’Anna Grahm
L’affaire de quinze jours
La grande guerre sous la plume d’un grand poète lu par une grande actrice fait salle comble. Sur le devant de la scène, quatre pupitres et derrière, en toile de fond, la photo en noir et blanc de quatre garçons en uniforme et képi.
Une chanson ouvre le spectacle au son du clairon et Nicole Garcia suivie des trois autres comédiens se dirigent vers leur partition d’un pas presque militaire. Une certaine rigueur flotte en même temps qu’une pointe de gaité complice. La diction rapide de l’actrice nous entraîne vers des paysages bucoliques. Fait travelling. Ceux dont on va suivre l’histoire sont tous d’un petit village de Vendée, tous camarades, frères ou amis, prêts en cet après midi d’août 1914 à partir à la guerre. Pour tous c’est l’affaire de quinze jours. On part pour revenir bientôt. Dans l’été où tout est normalement tranquille et calme, nul ne se doute du cataclysme qui les attend. Et c’est avec désinvolture qu’ils rejoignent la marée humaine sur la place principale. C’est alors quelques 3 millions 700 hommes mobilisés qui se lancent dans l’action sans en avoir conscience. Et autant de femmes qui vont agiter leurs mouchoirs et se retrouver ensuite aux champs et auprès de leurs enfants, seules.
© Stéphane Trapier
Jean Echenoz pose ses mots sur des personnes ordinaires, décide de concentrer notre attention sur Anthime, assis sur son vélo qui goûte l’air avec ravissement. Lorsque les cloches se mettent à sonner le tocsin, notre jeune héros ira tout naturellement rallier la foule qui converge vers son devoir patriotique. Nous le voyons répondre au stimulus de façon automatique, comme un enfant qu’on tirerait du sommeil. Le regard d’Echenoz est un peu celui d’une caméra qui suit le comportement de son personnage. Celle-ci n’entre pas dans la psychologie mais filme les évènements qui feront son apprentissage. Une démarche behavioriste.
Au fil des tableaux, les couleurs changent, le ciel passe à l’orage, quelques plans sur le bureau où s’entassent le courrier des deux frères qui écrivent à Blanche, le reflet de la tenue soignée de celle-ci dans le miroir de la bonnetière et les silhouettes des hommes nimbées de chagrin délicat. Mais en ce temps-là on n’avait pas appris à désobéir. Sur le chemin au fil des pages, on découvre le conditionnement par la peur, la traversée hébétée de l’enfer, l’absence de choix face à l’ampleur du drame, l’indicible regret d’un homme pour son frère disparu qui, toute sa courte vie, l’avait cordialement détesté. On s’assoit dans le train bourré de soldats, on regarde passer les troupes toutes semblablement habillées, on marche à côté d’eux, parfois on se retrouve en contreplongée au raz de la boue, ou très haut en plongée sur un biplace. Affleure tout le long la lecture dense et lumineuse, ce questionnement de la liberté de l’individu pris dans la spirale du collectif, sur le pouvoir d’un être sur sa propre destinée.
Ainsi va le monde, semble murmurer le contre chant, d’un pas léger, d’un ton légèrement ironique. Ainsi arrive l’inévitable quand aucun ne veut prêter attention aux menaces qu’il pressent. Ainsi va le monde semblent nous chuchoter ces grands enfants paumés avant d’être plongés comme des insectes dans un bain de sang, où le choix du déserteur est déshonneur, où l’appel à agir deviendra invite à mourir, où seules les pires blessures pourront sauver l’homme de l’absurdité.
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Texte de Jean Echenoz
Lecture avec Nicole Garcia, Inès Grunenwald, Guillaume Poix, Pierre RochefortDu 21 au 24 octobre 2014
A 20h30Théâtre du Rond-Point
2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt – 75008 Paris
Métro ligne 1 et 9 Franklin Roosevelt ou Champs-Élysées ClémenceauRéservation 01 44 95 98 21
www.theatredurondpoint.fr
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